Speak, Memory, de Vladimir Nabokov (02/09/2012)
« Aussi loin que je me souvienne […] j’étais un cas intéressant d’audition colorée. Peut-être qu’entendre n’est pas le terme tout à fait exact, étant donné que la sensation de couleur semble être produite par l’acte même par lequel je prononce une lettre particulière, pendant que j’imagine sa forme. La lettre a […] est, pour moi, de la couleur du bois usé par les intempéries, mais, [dans une autre police de caractère] le a évoque l’ébène poli. Ce groupe de couleur noire inclut aussi les g durs (du caoutchouc vulcanisé) et le r (des guenilles noires en train d’être déchirées). Le n farine […] et le o petit miroir au manche d’ivoire s’occupent des blancs. […] Si nous passons au groupe bleu, il y a le x bleu acier, le z nuage d’orage, et le k myrtille. Comme il existe une subtile interaction entre la sonorité et la forme, […] le s n’est pas du même bleu pâle que c, mais un curieux mélange d’azur et de nacre. Les teintes adjacentes ne se mélangent pas […].
Je me presse de compléter ma liste avant que je sois interrompu. Dans le groupe vert, il y a la feuille de l’aulne du f, la pomme pas mûre du p, et le pistache t. Un vert terne, combiné je ne sais trop pourquoi à du violet, est le mieux que je puisse faire pour le w. Les jaunes comportent des e et des i variés, le d crémeux, le y doré vif, et le u, dont je ne peux exprimer la valeur alphabétique que par ‘cuivré avec un reflet olive’. Dans le groupe des marrons, il y a les tons caoutchouteux riches du doux g, du j plus pâle encore, rouges, le b a la tonalité que les peintres appellent Sienne brûlé, le m est un pli de flanelle rose, et aujourd’hui j’ai enfin apparié le v avec la teinte ‘Rose Quartz’ dans le Dictionnaire des Couleurs de Maerz et Paul.Le mot pour arc-en-ciel, un arc-en-ciel véritable, mais décidemment brouillé, est dans mon langage personnel le mot difficilement prononçable : kzspygv.
Les confessions d’un synesthète doivent sembler fastidieuses et prétentieuses à ceux qui sont protégés de telles brèches et de telles évasions par des murs plus solides que ne sont les miens. A ma mère, pourtant, tout cela semblait normal. Le sujet fut abordé, un jour durant ma septième année, alors que j’utilisais un tas de vieux cubes d’alphabet pour construire une tour.
Je fis à ma mère, en passant, la remarque que les couleurs des lettres étaient toutes fausses. Nous avons alors découvert que certaines de ses lettres à elle avaient la même teinte que les miennes, et qu’en plus, elle entendait les notes de musique en couleurs. En moi, les notes de musique n’évoquaient aucune sorte de couleur. […]
Ma mère fit tout pour encourager la sensibilité générale que j’avais aux stimulations visuelles. Combien d’aquarelles elle a peintes pour moi. Quelle révélation ce fut quand elle me montra l’arbre-lilas qui pousse à partir d’un mélange de bleu et de rouge ! »
Speak, Memory.( en livre de poche)
Tableau de kandinsky, datée de 1912 ,Le dernier jugement
J 'ai découvert ce texte en écoutant l'émission de Jean-Claude Ameisen, Sur les épaules de Darwin du 10 décembre 2011, consacrée à la synesthésie :http://www.franceinter.fr/emission-sur-les-epaules-de-dar...
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