Justine, de Lawrence Durell (06/11/2010)


    « Je repense à cette époque où le monde connu existait à peine pour nous quatre ; les jours n’étaient que des espaces entre des rêves, des espaces entre les paliers mouvants du temps, des occupations, des bavardages… Un flux et reflux d’affaires insignifiantes, qui ne nous conduisait nulle part, ne nous apportait rien, une existence qui n’attendait rien d’autre de nous que l’impossible : être nous-mêmes. Justine disait que nous étions pris dans la projection d’une volonté trop puissante et trop délibérée pour être humaine, le champ d’attraction qu’Alexandrie dirigeait sur ceux qu’elle avait élus pour être ses vivants symboles…

    Six heures. Le piétinement des silhouettes blanches aux abords de la gare. Les magasins qui se remplissent et se vident comme des poumons dans la rue des Sœurs. Les pâles rayons du soleil d’après-midi qui s’allongent et éclaboussent les longues courbes de l’esplanade, et les pigeons ivres de lumière, qui se pressent sur les minarets pour baigner leurs ailes aux derniers éclats du couchant. Tintement des pièces d’argent sur les comptoirs des changeurs. Les barreaux de fer aux fenêtres de la banque, encore trop brûlants pour qu’on puisse y poser la main. Roulement des attelages emmenant les fonctionnaires coiffés de leur pot de fleurs rouge vers les cafés de la Corniche. C’est l’heure la plus pénible à supporter, et, de mon balcon, je l’aperçois qui s’en va vers la ville, d’une démarche nonchalante, en sandales blanches, encore mal éveillée. La ville sort lentement de sa coquille, comme une vieille tortue et risque un coup d’œil au-dehors. Pour un moment elle abandonne les vieux lambeaux de sa chair, tandis que d’une ruelle cachée près de l’abattoir, dominant les beuglements et les bêlements, montent les bribes nasillardes d’une chanson d’amour syrienne. Quarts de ton suraigus, tel un sinus réduit en poudre dans un moulin à poivre.

  Lawrence Durrell, Justine, Buchet-Chastel, Paris, 1959; Le Livre de Poche, 1963, pp. 25 à 27.

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