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04/04/2015

La dérivation, de Paul Claudel

Peter Doig.jpg

 Peter Doig.Huile sur toile, 228,8 x 358,4 cm, Musée des beaux-arts du Canada (nº 41147) 

© Peter Doig/Victoria Miro Gallery

 

 

Que d’autres fleuves emportent vers la mer des branches de chêne et la rouge infusion des terres ferrugineuses ; ou des roses avec des écorces de platane, ou de la paille épandue, ou des dalles de glace ; que la Seine, par l’humide matinée de décembre, alors que la demie de neuf heures sonne au clocher de la ville, sous le bras roide des grues démarre des barges d’ordures et des gabarres pleines de tonneaux ; que la rivière Haha à la crête fumante de ses rapides dresse tout à coup, comme une pique sauvage, le tronc d’un sapin de cent pieds, et que les fleuves équatoriaux entraînent dans leur flot turbide des mondes confus d’arbres et d’herbes : à plat ventre, amarré à contre-courant, la largeur de celui-ci ne suffit pas à mes bras et son immensité à mon engloutissement.

Les promesses de l’Occident ne sont pas mensongères ! Apprenez-le, cet or ne fait pas vainement appel à nos ténèbres, il n’est pas dépourvu de délices. J’ai trouvé qu’il est insuffisant de voir, inexpédient d’être debout ; l’examen de la jouissance est de cela que je possède sous moi. Puisque d’un pied étonné descendant la berge ardue j’ai découvert la dérivation ! Les richesses de l’Ouest ne me sont pas étrangères. Tout entier vers moi, versé par la pente de la Terre, il coule.

Ni la soie que la main ou le pied nu pétrit, ni la profonde laine d’un tapis de sacre ne sont comparables à la résistance de cette épaisseur liquide où mon poids propre me soutient, ni le nom du lait, ni la couleur de la rose à cette merveille dont je reçois sur moi la descente. Certes je bois, certes je suis plongé dans le vin ! Que les ports s’ouvrent pour recevoir les cargaisons de bois et de grains qui s’en viennent du pays haut, que les pêcheurs tendent leurs filets pour arrêter les épaves et les poissons, que les chercheurs d’or filtrent l’eau et fouillent le sable : le fleuve ne m’apporte pas une richesse moindre. Ne dites point que je vois, car l’œil ne suffit point à ceci qui demande un tact plus subtil. Jouir, c’est comprendre, et comprendre, c’est compter.

À l’heure où la sacrée lumière provoque à toute sa réponse l’ombre qu’elle décompose, la surface de ces eaux à mon immobile navigation ouvre le jardin sans fleurs. Entre ces gras replis violets, voici l’eau peinte comme du reflet des cierges, voici l’ambre, voici le vert le plus doux, voici la couleur de l’or. Mais taisons-nous : cela que je sais est à moi, et alors que cette eau deviendra noire, je posséderai la nuit tout entière avec le nombre intégral des étoiles visibles et invisibles.

 

Connaissance de l'Est, collection 'Poésie, Gallimard

23/02/2013

Décembre, de Paul Claudel

Balayant la contrée et ce vallon feuillu, ta main, gagnant les terres couleur de pourpre et de tan que tes yeux là-bas découvrent, s'arrête avec eux sur ce riche brocart. Tout est coi et enveloppé ; nul vert blessant, rien de jeune et rien de neuf  ne forfait à la construction et au chant de ces tons pleins et sourds. Une sombre nuée occupe tout le ciel, dont, remplissant de vapeur les crans irréguliers de la montagne, on dirait qu'il s'attache à l'horizon comme par des mortaises. De la paume caresse ces larges ornements que brochent les touffes de pins noirs sur l'hyacinthe des plaines, des doigts vérifie ces détails enfoncés dans la trame et la brume de ce jour hivernal, un rang d'arbres, un village. L'heure est certainement arrêtée ;  comme un théâtre vide qu'emplit la mélancolie, le paysage clos semble prêter attention à une voix si grêle que je ne la saurais ouïr.

Ces après-midi de décembre sont douces. Rien encore n'y parle du tourmentant avenir. Et le passé n'est pas si peu mort qu'il souffre que rien lui arrive. De tant d'herbe et d'une si grande moisson, nulle chose ne demeure que de la paille parsemée et une bourre flétrie ; une eau froide mortifie la terre retournée. Tout est fini. Entre une année et l'autre, c'est ici la pause et la suspension. La pensée, délivrée de son travail, se recueille dans une taciturne allégresse, et, méditant de nouvelles entreprises, elle goûte, comme la terre, son sabbat.


Paul Claudel, Connaissance de l'Est [1900, 1907 et 1960], préface de Jacques Petit, Poésie / Gallimard, 1974, p. 72

Tableau de John Constable (1778-1873). Huile sur toile. 24,4x39,1 cm . Metropolitain Museum of Art

 

 

10/02/2013

Jardins, (Connaissance de l'est) , de Paul Claudel

Liu Haisu.jpg

Lotus Peak, de Liu Haisu Source


Il est trois heures et demie. Deuil blanc : le ciel est comme offusqué d’un linge. L’air est humide et cru.

J’entre dans la cité. Je cherche les jardins.

Je marche dans un jus noir. Le long de la tranchée dont je suis le bord croulant, l’odeur est si forte qu’elle est comme explosive. Cela sent l’huile, l’ail, la graisse, la crasse, l’opium, l’urine, l’excrément et la tripaille. Chaussés d’épais cothurnes ou de sandales de paille, coiffés du long capuce du foumaoou de la calotte de feutre, emmanchés de caleçons et de jambières de toile ou de soie, je marche au milieu de gens à l’air hilare et naïf.

Le mur serpente et ondule, et sa crête, avec son arrangement de briques et de tuiles à jour, imite le dos et le corps d’un dragon qui rampe ; une façon, dans un flot de fumée qui boucle, de tête le termine. — C’est ici. Je heurte mystérieusement à une petite porte noire : on ouvre. Sous des toits surplombants, je traverse une suite de vestibules et d’étroits corridors. Me voici dans le lieu étrange.

C’est un jardin de pierres. — Comme les anciens dessinateurs italiens et français, les Chinois ont compris qu’un jardin, du fait de sa clôture, devait se suffire à lui-même, se composer dans toutes ses parties. Ainsi la nature s’accommode singulièrement à notre esprit, et, par un accord subtil, le maître se sent, où qu’il porte son œil, chez lui. De même qu’un paysage n’est pas constitué par de l’herbe et par la couleur des feuillages, mais par l’accord de ses lignes et le mouvement de ses terrains, les Chinois construisent leurs jardins à la lettre, avec des pierres. Ils sculptent au lieu de peindre. Susceptible d’élévations et de profondeurs, de contours et de reliefs, par la variété de ses plans et de ses aspects, la pierre leur a semblé plus docile et plus propre que le végétal, réduit à son rôle naturel de décoration et d’ornement, à créer le site humain. La nature elle-même a préparé les matériaux, suivant que la main du temps, la gelée, la pluie, use, travaille la roche, la fore, l’entaille, la fouille d’un doigt profond. Visages, animaux, ossatures, mains, conques, torses sans tête, pétrifications comme d’un morceau de foule figée, mélangée de feuillages et de poissons, l’art chinois se saisit de ces objets étranges, les imite, les dispose avec une subtile industrie.

Le lieu ici représente un mont fendu par un précipice et auquel des rampes abruptes donnent accès. Son pied baigne dans un petit lac que recouvre à demi une peau verte et dont un pont en zigzag complète le cadre biais. Assise sur des pilotis de granit rose, la maison-de-thé mire dans le vert-noir du bassin ses doubles toits triomphaux, qui, comme des ailes qui se déploient, paraissent la lever de terre. Là-bas, fichés tout droit dans le sol comme des chandeliers de fer, des arbres dépouillés barrent le ciel, dominent le jardin de leurs statures géantes. Je m’engage parmi les pierres, et par un long labyrinthe dont les lacets et les retours, les montées et les évasions, amplifient, multiplient la scène, imitent autour du lac et de la montagne la circulation de la rêverie, j’atteins le kiosque du sommet. Le jardin paraît creux au-dessous de moi comme une vallée, plein de temples et de pavillons, et au milieu des arbres apparaît le poème des toits.

Il en est de hauts et de bas, de simples et de multiples, d’allongés comme des frontons, de turgides comme des sonnettes. Ils sont surmontés de frises historiées, décorés de scolopendres et de poissons : la cime arbore à l’intersection ultime de ses arêtes, — cerf, cigogne, autel, vase ou grenade ailée, — emblème. Les toitures dont les coins remontent, comme des bras on relève une robe trop ample, ont des blancheurs grasses de craie, de noirs de suie jaunâtres et mats. L’air est vert, comme lorsqu’on regarde au travers d’une vieille vitre.

L’autre versant nous met face au grand Pavillon, et la descente qui lentement me ramène vers le lac par des marches irrégulières gradue d’autres surprises. À l’issue d’un couloir, je vois les cinq ou six cornes du toit dont le corps m’est dérobé pointer en désordre contre le ciel. Rien ne peint le jet ivre de ces proues fées, la fière élégance de ces pédoncules fleuris qui dirigent obliquement vers la nue chagrine un lys. Pourvue de cette fleur, la forte membrure se relève comme une branche qu’on lâche.

J’ai atteint le bord de l’étang, dont les tiges des lotus morts traversent l’eau immobile. Le silence est profond comme dans un carrefour de forêt l’hiver.

Ce lieu harmonieux fut construit pour le plaisir des membres du « Syndicat du commerce des haricots et du riz », qui, sans doute, par les nuits de printemps, y viennent boire le thé en regardant briller le bord inférieur de la lune.

L’autre jardin est plus singulier.

Il faisait presque nuit, quand, pénétrant dans l’enclos carré, je le vis jusqu’à ses murs rempli par un vaste paysage. Qu’on se figure un charriement de rochers, un chaos, une mêlée de blocs culbutés, entassés là par une mer en débâcle, une vue sur une région de colère, campagne blême telle qu’une cervelle divisée de fissures entre-croisées. Les Chinois font des écorchés de paysages. Inexplicable comme la nature, ce petit coin paraissait vaste et complexe comme elle. Du milieu de ces rocailles s’élevait un pin noir et tors ; la minceur de sa tige, la couleur de ses houppes hérissées, la violente dislocation de ses axes, la disproportion de cet arbre unique avec le pays fictif qu’il domine, — tel qu’un dragon qui, fusant de la terre comme une fumée, se bat dans le vent et la nuée, — mettaient ce lieu hors de tout, le constituaient grotesque et fantastique. Des feuillages funéraires, çà et là, ifs, thuyas, de leurs noirs vigoureux, animaient ce bouleversement. Saisi d’étonnement, je considérais ce document de mélancolie. Et du milieu de l’enclos, comme un monstre, un grand rocher se dressait dans la basse ombre du crépuscule comme un thème de rêverie et d’énigme.



Extrait de Connaissance de l'est, de Paul Claudel. Collection Poésies, Gallimard