29/07/2010
La désillusion, de René Daumal
Blanc et noir et blanc et noir,
attention, je vais vous apprendre à mourir,
fermez les yeux, serrez les dents,
clac ! vous voyez, ce n’est pas difficile,
il n’y a là rien d’étonnant.
— Je vous parle sans passion,
noir et blanc et noir et blanc,
clac ! vous voyez qu’on s’y fait vite, je vous parle sans amour, et pourtant vous savez bien...
il faut être évident jusqu’à l’absurde —
Blanc et noir et blanc et noir et noir et blanc,
si nos âmes échangeaient leur corps,
il n’y aurait rien de changé,
alors ne parlez plus de corps ni d’âmes.
Blanc, noir, clac ! c’est la seule chose
qu’ensemble nous pouvons comprendre,
(mais n’est-ce pas qu’il n’y a là rien de tragique ?)
Je vous parle sans passion,
blanc, noir, blanc, noir, clac,
et c’est mon éternel cri de mourant,
ce cri blanc, ce trou noir...
Oh ! Vous n’entendez pas,
vous n’existez pas,
je suis seul à mourir.
René Daumal, Le contre-ciel, suivi de Les dernières paroles du poète, Poésie/Gallimard, 1970, p. 73-74.
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16/07/2010
Le Domaine des morts, de Maurio Fabi
La déchirante beauté d'un arbre
qui meurt lequel
retient encore un peu ses feuilles
cette grâce distante que seul ce
qu'on abandonne affecte de posséder
ces couleurs implicites qu'ont les choses
quand elles s'achèvent
la vie qui est autour de lui dans le bois
le chant des branches et l'horizon
la vallée,
le spectacle incroyable
antique et nouveau d'un crépuscule.
*
Rêver de mourir d'être mort de
mourir peu à peu
dans un lit à peine fait
avec les enfants qui jouent
dans la pièce à côté
le bruit feutré des pantoufles sur les
escaliers
une chaise qui se déplace l'odeur
de choses qu'on devra abandonner
la hâte de celui qui t'aime
ce passage imperceptible
d'une saison à l'autre
d'une vie à l'autre qui s'annonce
dans un coup de vent
dans la tache de lumière qui s'agrandit
sur le plancher.
* * *
La struggente bellezza di un albero
che muore il suo
trattenere ancora un poco le foglie
quella grazia distante che solo ciò
che si abbandona mostra di possedere
quei colori impliciti che hanno le cose
quando si esauriscono
la vita che gli sta intorno nel bosco
il canto delle fronde e l'orizzonte
la valle,
lo spettacolo incredibile
antico e nuovo di un tramonto.
*
Sognare di morire di esser morto di
morire a poco a poco
in un letto appena fatto
con i bambini che giocano
nella stanza accanto
il rumore felpato di pantofole sulle
scale
una sedia che si sposta l'odore
di cose che si dovranno abbandonare
la premura di chi ti vuole bene
quel passaggio impercettibile
da una stagione all'altra
da una vita all'altra che si annuncia
in un colpo di vento
nella macchia di luce che si allarga
sul pavimento
Mauro Fabi, Le Domaine des morts, traduction Olivier Favier, Alidades, (extraits).
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15/07/2010
Chute, de Jean-Jacques Viton
on ne mesure pas le lent-vite
la chute ne s'improvise pas
l'espace du chuteur est mal défini
on ne mesure pas le lent-vite
sur la ligne du sens unique
uniforme puzzle de vitesse
monté par miettes de visions
un seul mouvement sans pauses
n'importe où dans l'espace
pieds détendus parallèles l'un à l'autre
genoux et ventre relâchés et ouverts
colonne vertébrale longue et large
l'homme d'aplomb traverse ainsi l'espace
son visage s'expose comme une fleur
buste un peu arqué sur l'axe obligé
bras tendus vers le bas ou le haut
bolide isolé vivant encore d'apparence
il passe des zones de dérèglements
allongé sur une surface neuve
échappé d'un arrêt sur image
filant immobile vers son futur
triangle blanc du visage aux yeux fixes
au sourire fermé imperceptible
l'homme d'aplomb croit à cet élan
il ne peut rien saisir au passage
ni rampe ni ce qui s'accomplit
le réel ne l'attrape pas
il n'y a pas d'ange sur son chemin
un fil noir un noir sans marge
il peut s'y croire abrité
pour croire dans le noir pour tout éviter
il se passe beaucoup de rien
pendant la chute la peau elle
se dégage et y va seule
tout se ferme sous la peau
du côté qui va tout prendre
dans la chute on se prépare à tout
c'est compliqué elle ne se modifie pas
pas de trait d'union un unique tracé
on se demande si ça arrive
situation inimaginable il faudrait
recommencer la figure retenir la sensation
du départ de l'endroit fixe
et de l'entrée dans le nouvel espace
pénétrer dans l'espace en fusion avec tous ceux
qui traversent l'espace
forage d'un pays inconnu à langue étrange
jamais perçue jamais prononcée
la chute c'est un incomparable silence
on s'y perd dans cet élan
rêver l'étreinte vient des arbres
(…)
Jean-Jacques Viton, selected sueurs, éd. P.O.L, 2010 (125 p.) pp 55-59
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09/07/2010
Pour un verger, de Jacques Reda
Claude Monet (origine non connue)
Poème : le seul lieu comparable à ce trouble
Heureux qui ressaisit, le soir, près d'un verger,
Ifs et roses, l'espoir souvent déchiré, double
Lumière qui s'éloigne et veut nous héberger.
Infaillible refuge, et pourtant illusoire :
Pentes au loin plus délicates qu'un bleuet,
Pures voix des enfants dans l'air lavé d'histoire,
Et le mot "mort" comme un oiseau soudain muet
Jugeant du recoin sombre où rien n'en fait accroire
A la nuit qui sourd et déjà, dans la clarté,
Crachait son encre sur la page dérisoire –
Cris en bas, soubresauts du jour décapité.
Or nier l'ombre affaiblirait cette lumière
Timide qui résiste et semble sur nos mains
Trembler tel un reflet d'étoile dans l'ornière.
Elle appelle. Comme une voix sur ces chemins
Troués de mots qui n'ont pas pu la garder prisonnière.
Jacques Réda, Premier livre des Reconnaissances. Fata Morgana 1985, p. 33.
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01/07/2010
Ce peu de bruits, de Philippe Jaccottet
Venue du beau temps. Le géranium « herbe à Robert » avec ses très petites et presque banales fleurs rouges portées par des tiges à la fois frêles et droites, voilà qui vous parle encore un peu tout de même. Comme si les derniers signes devaient venir du plus insignifiant.
*
Le froid, le gris, comme du fer.
Ciel couleur de fumées basses, de cendres qui auraient tout oublié du feu qu’elles furent.
Ciel qui efface le souvenir des saisons plus heureuses. Ciel fermé, porte murée.
Tout ce qui se ternit, ne renvoyant plus la lumière.
*
Jusqu’au bout, dénouer, même avec des mains nouées.
Philippe Jaccottet, Ce Peu de bruits, Gallimard, 2008, pp. 90, 58 et 59
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20/06/2010
Complainte du verbe Être, de Jean Tardieu
Je serai je ne serai plus je serai ce caillou
toi tu seras moi je serai je ne serai plus
quand tu ne seras plus tu seras
ce caillou
Quand tu seras ce caillou c’est déjà
comme si tu étais n’étais plus
j’aurai perdu tu as perdu j’ai perdu
d’avance. Je suis déjà déjà
cette pierre trouée qui n’entend pas
qui ne voit pas ne bouge plus.
Bientôt hier demain tout de suite
déjà je suis j’étais je serai
cet objet trouvé inerte oublié
sous les décombres ou dans le feu ou l’herbe froide
ou dans la flaque d’eau, pierre poreuse
qui simule un murmure ou siffle et qui se tait.
Par l’eau par l’ombre et par le soleil submergé
objet sans yeux sans lèvres noir sur blanc
(l’œil mi-clos pour faire rire
ou une seule dent pour faire peur)
j’étais je serai je suis déjà
la pierre solitaire oubliée là
le mot le seul sans fin toujours le même ressassé.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard, 1979, p. 45-46.
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01/06/2010
Peindre, de Maurice Carême
Blanc : Un furet pris au piège
Sous une couche de neige.
Bleu : deux baisers ingénus
Se rejoignant dans les nues.
Vert : quatre roseaux nageant
Invisibles dans l'étang.
Jaune : Feux croisés d'abeilles
Sur le jonc d'une corbeille.
Orange : Boule de verre
Dans l'automne d'une serre.
Rouge : La douceur d'un soir
De mai au cœur d'un miroir.
Violet : Grain d'amandine
Caché sous une aubergine.
Noir : Combat de vingt perdrix
Dans un bois, en pleine nuit.
Si tu veux peindre, crois-moi,
Peins ce que tu ne vois pas.
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Le Tamanoir, de Robert Desnos
- Avez-vous vu le tamanoir?
Ciel bleu, ciel gris, ciel blanc, ciel noir.
- Avez-vous vu le tamanoir?
Oeil bleu, oeil gris, oeil blanc, oeil noir.
- Avez-vous vu le tamanoir?
Vin bleu, vin gris, vin blanc, vin noir.
Je n'ai pas vu le tamanoir!
Il est rentré dans son manoir,
Et puis avec son éteignoir
Il a coiffé tous les bougeoirs,
Il fait tout noir
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Soleil couchant, de José-Maria de HEREDIA
Les ajoncs éclatants, parure du granit,
Dorent l'âpre sommet que le couchant allume ;
Au loin, brillante encor par sa barre d'écume,
La mer sans fin commence où la terre finit.
A mes pieds c'est la nuit, le silence. Le nid
Se tait, l'homme est rentré sous le chaume qui fume.
Seul, l'Angélus du soir, ébranlé dans la brume,
A la vaste rumeur de l'Océan s'unit.
Alors, comme du fond d'un abîme, des traînes,
Des landes, des ravins, montent des voix lointaines
De pâtres attardés ramenant le bétail.
L'horizon tout entier s'enveloppe dans l'ombre,
Et le soleil mourant, sur un ciel riche et sombre,
Ferme les branches d'or de son rouge éventail
Tableau de William Turner
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