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07/03/2015

Au printemps, de Jacques Roubaud

  

Matisse, the-riverbank-1907.jpg

Henri Matisse, The riverbank, 1907, Offentliche Kunstsammlung, Basel, Switzerland

 

 

Environ le printemps 

(le 21 mars, + ou - x jours 

(x variable - si x est proche de 365 on dit 

« y a plu' d'saizon ! » 

ou bien on dit 

« printemps pourri ! »)) 

  

environ le printemps, disais-je 

les arbres 

n'ont plus pour seul vêtement 

les moineaux 

les feuilles 

reviennent aux arbres 

ou les arbres 

retrouvent leurs feuilles 

ça verdit 

  

depuis quelques temps on les voyait 

hésiter, tâter l'air, 

ausculter les nuages 

regarder leurs voisins du coin de l'œil 

et puis d'un seul coup ça y est 

ils se décident 

  

environ le printemps 

(ce sont les « à feuilles caduques » qui se lancent 

que les Anglais appellent deciduous

à cause de leur esprit de décision 

les « à feuilles persistantes » 

qui n'ont plus rien à décider 

font la gueule 

avec leur pelage sale 

de toutes les années de suie 

urbaine) 

  

sur les arbres 

les bébés feuilles frissonnent 

les petites feuilles tâtonnantes, fragiles, lentement 

déplissées des bourgeons 

la brise     les retient     tendrement     sur leur tiges 

comme dit le powète 

  

oui ! 

les feuilles s'élancent, prolifèrent 

profuses 

les arbres s'étalent, se regardent dans les fontaines 

dans les fenêtres 

dans les flaques 

dans le bleu du ciel 

et voilà 

le printemps est fait 

  

c'est comme ça que ça s'est passé 

cette année-ci (mille neuf cent quatre-vingt -quatorze) 

à Paris 

au jardin des Tuileries 

au jardin du Luxembourg 

au parc Montsouris 

au square des Blancs-Manteaux 

au pied du Sacré-Cœur dans le square Saint-Pierre 

j'ai vérifié 

  

et je n'ai aucune raison de penser 

qu'il en a été différemment 

ailleurs 

  

  

  

  

 

La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le coeur des humains, Gallimard

18/10/2014

Madame Parisse, (extrait), de Maupassant

Henri Matisse Nice.jpg

Henri Matisse, la baie de Nice, 80x71 cm, Collection privée

 

 

Entre l'écume blanche au pied des murs, et la neige blanche au bord du ciel, la petite cité éclatante et debout sur le fond bleuâtre des premières montagnes offrait aux rayons du soleil couchant une pyramide de maisons aux toits roux, dont les façades aussi étaient blanches, et si différentes cependant qu'elles semblaient de toutes les nuances.
Et le ciel, au-dessus des Alpes, était lui-même d'un bleu presque blanc, comme si la neige eût déteint sur lui ; quelques nuages d'argent flottaient tout près des sommets pales ; et de l'autre côté du golfe, Nice couchée au bord de l'eau s'étendait comme un fil blanc entre la mer et la montagne. Deux grandes voiles latines, poussées par une forte brise, semblaient courir sur les flots. Je regardais cela, émerveillé.


C'était une de ces choses si douces, si rares, si délicieuses à voir qu'elles entrent en vous, inoubliables comme des souvenirs de bonheur. On vit, on pense, on souffre, on est ému, on aime par le regard. Celui qui sait sentir par l’œil éprouve, à contempler les choses et les êtres, la même jouissance aiguë, raffinée et profonde, que l'homme à l'oreille délicate et nerveuse dont la musique ravage le cœur.

 

Madame Parisse. nouvelle de Maupassant

22/09/2012

Je m'embête, de Francis Jammes

 

Je m'embête; cueillez-moi des jeunes filles
et des iris bleus à l'ombre des charmilles
où les papillons bleus dansent à midi,
parce que je m'embête
et que je veux voir de petites bêtes
rouges sur les choux, les ails (on dit aulx), les lys.
Je m'embête.

Ces vers que je fais m'embêtent aussi,
et mon chien se met à loucher, assis,
en écoutant la pendule
qui l'embête comme je m'embête.
Vraiment ces trois cils de ce chien de chasse,
de ce chien de poète,
sont cocasses.

Je voudrais savoir peindre. Je peindrais
une prairie bleue, avec des mousserons,
où des jeunes filles nues danseraient en rond
autour d'un vieux botaniste désespéré,
porteur d'un panama et d'une boîte verte
et d'un énorme filet à papillons
vert.

Car j'apprécie les jeunes filles
et les gravures excessivement coloriées
où l'on voit un vieux botaniste éreinté
qui longe un torrent et se dirige
vers l'auberge.



De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir (1898)

Tableau d'Henri Matisse,Danse 1, 1909, MoMA

21/01/2012

« Il faut regarder toute la vie avec des yeux d'enfants », d'Henri Matisse

CRÉER, c'est le propre de l'artiste ; - où il n'y a pas de création, l'art n'existe pas. Mais on se tromperait si l'on attribuait ce pouvoir créateur à un don inné. En matière d'art, le créateur authentique n'est pas seulement un être doué, c'est un homme qui a su ordonner en vue de leur fin tout un faisceau d'activités, dont l'œuvre d'art est le résultat. C'est ainsi que pour l'artiste, la création commence à la vision. Voir, c'est déjà une opération créatrice, ce qui exige un effort. Tout ce que nous voyons, dans la vie courante, subit plus ou moins la déformation qu'engendrent les habitudes acquises, et le fait est peut-être plus sensible en une époque comme la nôtre, où cinéma, publicité et magazines nous imposent quotidiennement un flot d'images toutes faites, qui sont un peu, dans l'ordre de la vision, ce qu'est le préjugé dans l'ordre de l'intelligence. L'effort nécessaire pour s'en dégager exige une sorte de courage ; et ce courage est indispensable à l'artiste qui doit voir toutes choses comme s'il les voyait pour la première fois: il faut voir toute la vie comme lorsqu'on était enfant ; et la perte de cette possibilité vous enlève celle de vous exprimer de façon originale, c'est-à-dire personnelle. 

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08/12/2011

« Des mots comme du rouge qui respire », d'Angèle Paoli

 

14_matisse145.jpg


Que reste-t-il ce soir de tout ce vécu de mots qu’on a engrangé
Chacun pour soi ?

Un peu de poème « avec toute sa guenille de mots ».

« Des mots
comme du rouge qui respire ».


.Le rouge des bleus de Matisse      intérieurs et jardins
qui viennent à la rencontre
et le rouge du feu qui poudroie dans les mots.

.des mots comme du rouge qui respire
dans le vieux broc tout émaillé
comme posé là en attente d’un bouquet de cicindèles
ou même des flammes anacoluptères
que les mots grésillent
d’une bûche à l’autre
la respiration comme un souffle de vie à peine
retenu dans le silence gris du jour
et la promesse de la neige peut-être sous la vitre.

.et devant moi encore le rouge d’une étole
en jeté sur l’épaule et autour de la nuque aussi
comme un abandon de plis qu’on ne saurait dire.

.et celui plus carminé de la passion
d’un pendentif au lobe d’une oreille
que tellement ça bouge pour un rien
pour un mot qui passe tout au plus.

qui saura dire un jour quel fleuve
traverse le géant christophore
surgi à la croisée des rues dans le blanc de la roche rongée
et pourquoi au bou du bou du bou
le nom du village interrompu coupé
par qui pourquoi le sait-on ?
panneau sans fléchage et il faut inventer le chemin taillé
dans le gris lent de l’encoule
dans l’à-vif de la montagne blanche mêlé aux ocres chaudes
des pisés forteresses du Maroc.


.Sidi Slimane n’est jamais bien loin.


.le vieux campanile monte dans le peu de lumière derrière la vitre
au plus serré de la rencontre de ce jour


et le mot rouge un peu plus rouge pris dans les nappes et les tentures
et soudain dans celui plus doré du pain d’épices de Noël
qui effrite ses tranches sous les doigts
le rouge des couleurs mélange de bleu et d’oranger
la couleur rouge dans quel mot la retrouver
la rendre à sa rondeur première
à son origine dans la rouille
rouge pâle des tuiles sur les toits qui étirent
leur feuilleté dans la fraîcheur
et les murets décrépis
à quel temps abandonné depuis tant.


.le feu crépite rouge sang d’elfe chaude et d’éventail
que dis-tu en écrivant ces mots sinon le vide des images
qui ne parlent à personne
que lisent les regards sous les paupières closes
derrière la pluie des mots qui tombe en gouttes
de pétales rouges


quelque chose se vit comme un peu de souvenir
effacé que chacun garde au creux de sa propre chaleur
quelque chose se dit de l’intime
coule sa langue douce sous la langue autre
comme une odeur d’enfance à cueillir sous les mots
dans un jardin d’hier une langue d’avant
de Vendée ou d’ailleurs tendue aux quatre coins
d’une lessive fraîche.



crire comme une affaire de désir
comme une affaire de rencontre
un désir de poussière
et de paradis minuscule
quelque chose du rouge dans le grain de la voix.





Angèle Paoli   D.R

Merci à Angèle Paoli, qui anime un blog de poésie très riche,  Terres de Femmes

Tableau d'Henri Matisse. Statuette et pichet roses sur un coffre des tiroirs rouge. 1910. Huile sur la toile. L'Ermitage, Rue Petersburg, Russie.