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31/10/2014

Musique au Mirabell, de Georg Trakl

Nicolas de Staël. Lumières du Nord Lumières du Sud.jpg

Nicolas de Staël. huile sur toile 100 x 73 cm collection privée – © J. Hyde © Adagp, Paris, 2014. Exposition Lumières du Nord Lumières du Sud au MuMa (Le Havre)

Une fontaine chante. Les nuages sont
Dans le bleu lumineux, les blancs délicats.
Gravement des hommes silencieux vont
Le soi à travers le jardin vieux.

Le marbre des ancêtres est devenu gris.
Une troupe d’oiseaux trace vers les lointains.
Un faune aux yeux morts regarde
Des ombres qui glissent à l’obscur.

Le feuillage tombe rouge du vieil arbre
Et tourbillonne par la fenêtre ouverte.
Un éclair de feu s’allume dans la pièce
Et peint de tristes spectres d’angoisse.

Un étranger blanc entre dans la maison.
Un chien se jette dans des couloirs délabrés.
La servante éteint une lampe.
L’oreille entend de nuit des accords de sonate.

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduction de 
l’allemand de Marc Petit et Jean-Claude Schneider,
Gallimard, 1972, p. 21.

25/10/2014

La lettre, de Marina Tsvetaeva

Hans Baldung Grien, 1539.jpg

The Three Ages of Man and Death" de Hans Baldung Grien (peinture à l'huile, 1539, Prado Museum, Madrid)

 

 

 

On ne guette pas les lettres

Ainsi - mais la lettre.

Un lambeau de chiffon

Autour d'un ruban

De colle. Dedans - un mot.

Et le bonheur. - C'est tout.

 

On ne guette pas le bonheur

Ainsi - mais la fin :

Un salut militaire

Et le plomb dans le sein -

Trois balles. Les yeux sont rouges.

Que cela. - C'est tout.

 

Pour le bonheur - je suis vieille !

Le vent a chassé les couleurs !

Plus que le carré de la cour

Et le noir des fusils...

 

Pour le sommeil de mort

Personne n'est trop vieux.

 

Que le carré de l'enveloppe

 

 

 

Traduction Pierre Leon et Eve Mallleret. Recueil « Le ciel brûle (suivi de tentative de jalousie) » éditions poésie/Gallimard

De nuit, de Georg Trakl

 

 

Antoine Wiertz Deux jeunes filles ou l belle rosine 1847.jpg

 Antoine Wiertz, 1847, la Belle Rosine

 

Le bleu de mes yeux s’est éteint dans cette nuit,
L’or rouge de mon cœur. O ! Le silence de la lampe allumée.
Ton manteau bleu enveloppa celui qui tombait.
Tes lèvres rouges scellèrent l’enténèbrement de l’ami.

Georg Trakl, Poèmes, traduits et présentés par Guillevic, éditions Obsidiane, 1986, réédité (Vingt poèmes de Georg Trakl) en 2006,  p. 35.

21/10/2014

Lien Mortel,d'Alejandra Pizarnik

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Tableau de Marc Léonard 

 

 

     Paroles émises par une pensée en guise de planche de sauvetage. Faire l’amour à l’intérieur de notre étreinte alluma une lumière noire : l’obscurité se mit à briller. C’était la lumière retrouvée, éteinte doublement mais d’une certaine façon plus vive que mille soleils. La couleur du mausolée enfantin, la couleur mortuaire des désirs contenus s’ouvrit dans la chambre sauvage. Le rythme des corps cachait le vol des corbeaux. Le rythme des corps creusait un espace de lumière à l’intérieur de la lumière

 


Alejandra Pizarnik, Œuvre poétique, traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle et Claude Couffon, édition préparée par Silvia Baron Supervielle, Actes Sud, 2005 (collection Le Cabinet de lecture d’Alberto Manguel), p. 243 

18/10/2014

Madame Parisse, (extrait), de Maupassant

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Henri Matisse, la baie de Nice, 80x71 cm, Collection privée

 

 

Entre l'écume blanche au pied des murs, et la neige blanche au bord du ciel, la petite cité éclatante et debout sur le fond bleuâtre des premières montagnes offrait aux rayons du soleil couchant une pyramide de maisons aux toits roux, dont les façades aussi étaient blanches, et si différentes cependant qu'elles semblaient de toutes les nuances.
Et le ciel, au-dessus des Alpes, était lui-même d'un bleu presque blanc, comme si la neige eût déteint sur lui ; quelques nuages d'argent flottaient tout près des sommets pales ; et de l'autre côté du golfe, Nice couchée au bord de l'eau s'étendait comme un fil blanc entre la mer et la montagne. Deux grandes voiles latines, poussées par une forte brise, semblaient courir sur les flots. Je regardais cela, émerveillé.


C'était une de ces choses si douces, si rares, si délicieuses à voir qu'elles entrent en vous, inoubliables comme des souvenirs de bonheur. On vit, on pense, on souffre, on est ému, on aime par le regard. Celui qui sait sentir par l’œil éprouve, à contempler les choses et les êtres, la même jouissance aiguë, raffinée et profonde, que l'homme à l'oreille délicate et nerveuse dont la musique ravage le cœur.

 

Madame Parisse. nouvelle de Maupassant

13/10/2014

Un matin à Neuilly, d'Anna de Noailles

 

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Claude Monet,  Les bors de la Seine, Ile de la Grande Jatte, Huile sur toile, 54 x 65 cm, 1878

 

C'est toujours vous, Printemps, qui me faites du mal…
 – Eau légère où le beau soleil baigne son âme,
La Seine, toute molle et glissante, se pâme
Sous les ponts emmêlés d'azur et de métal.

Tout est sonore, et tout est calme et se repose ;
L'air jouit du matin et d'un si doux état.
Dans le bourg de Neuilly que Pascal visita
Un vert figuier s'avance entre deux maisons roses.

On ne sait pas d'où vient cette triste langueur.
L'azur est de plaisir et de jeunesse humide,
Le silence est luisant et la rue est torride,
Et moi j'ai tout un deuil blanc et bleu dans mon cœur…

Anna de Noailles. Les Éblouissements. 

12/10/2014

Les vrilles de la vigne (extrait), de Colette

Colette, nature, jardin, mauve, noi

Tableau de Claire Basler

 

 

J'appartiens à un pays que j'ai quitté. Tu ne peux empêcher qu'à cette heure s'y épanouisse au soleil toute une chevelure embaumée de forêts. Rien ne peut empêcher qu'à cette heure l'herbe profonde y noie le pied des arbres, d'un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif...

Viens, toi qui l'ignores, viens que je te dise tout bas : le parfum des bois de mon pays égale la fraise et la rose ! Tu jurerais, quand les taillis de ronces y sont en fleurs qu'un fruit mûrit on ne sait où – là-bas, ici, tout près – un fruit insaisissable qu'on aspire en ouvrant les narines. Tu jurerais, quand l'automne pénètre et meurtrit les feuillages tombés, qu'une pomme trop mûre vient de choir, et tu la cherches et tu la flaires, ici, là-bas, tout près...

Et si tu passais, en juin, entre les prairies fauchées, à l'heure où la lune ruisselle sur les meules rondes qui sont les dunes de mon pays, tu sentirais, à leur parfum, s'ouvrir ton cœur. Tu fermerais les yeux, avec cette fierté grave dont tu voiles ta volupté, et tu laisserais tomber ta tête, avec un muet soupir...

Et si tu arrivais, un jour d'été, dans mon pays, au fond d'un jardin que je connais, un jardin noir de verdure et sans fleurs, si tu regardais bleuir, au lointain, une montagne ronde où les cailloux, les papillons et les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux, tu m'oublierais, et tu t'assoirais là, pour n'en plus bouger jusqu'au terme de ta vie.

 

Les vrilles de la vigne, Le livre de Poche

10/10/2014

Aujourd'hui, d'Alain Veinstein

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Sculpture de Mårten Medbo 

 

 

 

 

Encore une approche manquée...

 

Trop de mots, décidément,

trop de mots tonitruants.

 

La terre, jusqu'à nouvel ordre,

n'a rien d'un théâtre

où se déploie le merveilleux.

Seul le froid s'invite dans l'air,

s'infiltre, se resserre,

épaissit le silence.

Il m'accompagne depuis l'enfance

ce silence glacé

dans le calme accablant

du noir.

 

Alain Veinstein, Voix seule,  Seuil, 2011, p. 139

05/10/2014

L'automne du solitaire, de Georg Trakl

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Feuillage d'Automne d'Aurel Cojan.  

 

 

L’automne sombre s’installe plein de fruits et d’abondance,

Éclat jauni des beaux jours d’été.

Un bleu pur sort d’une enveloppe flétrie ;

Le vol des oiseaux résonne de vieilles légendes.

Le vin est pressé, la douce quiétude

Emplie par la réponse ténue à des sombres questions.

 

Et, ici et là, une croix sur la colline désolée ;

Un troupeau se perd dans la forêt rousse.

Le nuage émigre au-dessus du miroir de l’étang ;

Le geste posé du paysan se repose.

Très doucement l’aile bleue du soir touche

Un toit de paille sèche, la terre noire.

 

Bientôt des étoiles nichent dans les sourcils de l’homme las ;

Dans les chambres glacées s’installe un décret silencieux

Et des anges sortent sans bruit des yeux bleus

Des amants, dont la souffrance se fait plus douce.

Le roseau murmure ; assaut d’une peur osseuse

Quand la rosée goutte, noire, des saules dépouillés.

 

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972, p. 107.