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08/12/2010

Rêve pour l'hiver, d'Arthur Rimbaud

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L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.

Tu fermeras l’œil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs et de loups noirs.

Puis tu te sentiras la joue égratignée…
Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou…

Et tu me diras : "Cherche !", en inclinant la tête,
- Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
- Qui voyage beaucoup...



7 octobre 1870
tableau de Caspar David Friedrich, né le 5 septembre 1774 à Greifswald enPoméranie suédoise et mort le7 mai 1840 à Dresde

07/12/2010

Bleu, bleu surtout, de Claude Esteban

 

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Ce matin, je ne voudrais écrire que la clarté du ciel et tous les mots qui me viennent en mémoire sont encore lourds de la nuit passée et me trahissent. On imagine les signes verbaux comme une sorte de réserve toujours disponible où l'on puise à son gré et qu'il ne reste donc qu'à les assembler avec plus ou moins de justesse, selon ses goûts et peut-être la force de son génie. Mais c'est ne rien savoir de la nature propre du langage, des énergies qui le traversent, de cette vie mystérieuse dont il est le réceptacle et qui ne s'accorde à nous que par instants. Car les mots, et les plus familiers, dès lors qu'on les sollicite à des fins précises, résistent et parfois se refusent. Ils ont mille façons surprises, et si nous feignons de l'ignorer et de poursuivre, ils nous entraînent alors dans leurs labyrinthes et nous abandonnent aux ports du silence. Je voulais dire seulement cette clarté du ciel, et, sans que je puisse en déterminer le motif, s'interpose, tel un écran, une myriade de notions noires. Et que brouillards, ténèbres, murailles, carapaces prennent le dessus, investissent mon esprit, paralysent mon désir d'écrire simplement la pure luminosité du ciel, et ce n'est que plus tard, quand j'aurai renoncé à ma tâche, que je discernerai, très loin dans mon souvenir, la trace des mots perdus : cristal, fenêtre, arbre, bruyère, bleu, bleu surtout.




Claude Esteban, La Mort à distance, poèmes, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2007, page 73.
Tableau de Wassily Kandinsky




06/12/2010

Extraits d'America Solitudes, de James Sacré

Un volume de nuée (comme une dorne tendue) 
Mélange du rouge et du bleu dans le sombre de la nuit venue 
Au-dessus du Rio Grande entre Bernalillo et Albuquerque.  
On pourrait se demander si c’est à cause de l’éclairage urbain  
Ou s’il s’agit des couleurs d’un orage contenu.  
Le Rio Grande à des endroits n’est plus  
Que de longues flaques d’eau quand même encore vivantes  
Entre des bancs de sable et de galets, des herbes très vertes  
Puis la ligne forte et tourmentée des peupliers cottonwoods 
Qui marque le parcours du fleuve.  

Et maintenant, loin dans la nuit, la grande forme en triangle de la montagne Sandia 
 
Cet emmêlement de rouge et de bleu sombre a touché 
Au minuscule moment où j’ai ramassé un caillou 
Mal roulé avec des cassures lisses 
Et des couleurs de feu et de verre brûlé dans la masse de pierre :  
Fugitif rapport entre l’immensité du ciel dans une attente  
Et le temps d’un geste pour tenir un caillou dans mon cœur.  
 
De quoi parlent ces mots maintenant venus,  
Et si, comme une plus vraie nuit, ils n’effacent pas tout ?   

Edition André Dimanche (p. 340) 

05/12/2010

Mi-route, de Robert Desnos

Il y a un moment précis dans le temps
Où l’homme atteint le milieu de sa vie,
Un fragment de seconde,
Une fugitive parcelle de temps plus rapide qu’un regard,
Plus rapide que le sommet des pâmoisons amoureuses,
Plus rapide que la lumière,
Et l’homme est sensible à ce moment.

De longues avenues entre des frondaisons
S’allongent vers la tour où sommeille une dame
Dont la beauté résiste aux baisers, aux saisons,
Comme une étoile au vent, comme un rocher aux lames.

Un bateau frémissant s’enfonce et gueule.
Au sommet d’un arbre claque un drapeau.
Une femme bien peignée, mais dont les bas tombent sur les souliers
Apparaît au coin d’une rue,
Exaltée, frémissante,
Protégeant de sa main une lampe surannée et qui fume.

Et encore un débardeur ivre chante au coin d’un pont,
Et encore une amante mord les lèvres de son amant,
Et encore un pétale de rose tombe sur un lit vide,
Et encore trois pendules sonnent la même heure
À quelques minutes d’intervalle,
Et encore un homme qui passe dans une rue se retourne
Parce que l’on a crié son prénom,
Mais ce n’est pas lui que cette femme appelle,
Et encore, un ministre en grande tenue,
Désagréablement gêné par le pan de sa chemise coincé entre son pantalon et son caleçon,
Inaugure un orphelinat,
Et encore un camion lancé à toute vitesse
Dans les rues vides de la nuit
Tombe une tomate merveilleuse qui roule dans le ruisseau
Et qui sera balayée plus tard,
Et encore un incendie s’allume au sixième étage d’une maison
Qui flambe au cœur de la ville silencieuse et indifférente,
Et encore un homme entend une chanson
Oubliée depuis longtemps, et l’oubliera de nouveau,
Et encore maintes choses,
Maintes autres choses que l’homme voit à l’instant précis du milieu de sa vie,
Maintes autres choses se déroulent longuement dans le plus court des plus courts instants de la terre,
Il pressent le mystère de cette seconde, de ce fragment de seconde,

Mais il dit «  Chassons ces idées noires »,
Et il chasse ces idées noires,
Et que pourrait-il dire,
Et que pourrait-il faire
De mieux ?

 

Robert Desnos, Domaine public, Gallimard, 1953, p. 249-250.

 

03/12/2010

A l'aplomb du mur blanc, d'Angèle Paoli

Pas un crayon ici pas une lime pas
une lame seulement des
mots sans rime            en attente
de déraison — attente
veillée entrecoupée de
sommeil sans rêve ombres au bord
des voix diffuses dans le feu
attente — de réveil — enroulée je dessine
les cercles du matin dans la lumière blonde
funambule des deux rives du temps
couchée à même le sol
onglet du mètre — en attente de —
sa hauteur 34 fois 6
2 fois 17
éclairages sur rampe

l’araignée du soir
divague à l’aplomb
du mur blanc

porte étroite fermée
sur sa transparence (même)
rumeur sombre mugissement des vagues
encre minérale ciel — Ô — noire
toute chose dérobée invisible
vaste vaisseau de nuit              en attente d’étoiles
éclats diffractés dans la flamme
le froid me prend au rebours du réveil
bris de mots avalés par le feu

Au matin les derniers brûlages de l’hiver
montent dans l’air enneigé du
printemps.



Angèle Paoli

   Angèle Paoli anime un magnifique site de poèsie http://terresdefemmes.blogs.com/

02/12/2010

Au cabaret-vert, d'Arthur Rimbaud

Depuis huit jours, j'avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J'entrais à Charleroi.
- Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

Bienheureux, j'allongeai les jambes sous la table
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. - Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,

- Celle-là, ce n'est pas un baiser qui l'épeure ! -
Rieuse, m'apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,

Du jambon rose et blanc parfumé d'une gousse
D'ail, - et m'emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.

27/11/2010

Mon rêve familier, de Paul Verlaine

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur transparent
Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse? Je l'ignore.
Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore,
Comme ceux des aimés que la vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

Paul Verlaine (Poèmes saturniens) 

21/11/2010

Dis-moi si ta vie a la couleur de l'ombre (extraits) d'Eve Roland

tuiles

sous le soleil

changeantes

tantôt grises, tantôt roses

 

la mer, au loin

marées

de tes ans fait le compte

de ta vie suit les plis

tantôt bleus, tantôt gris

 

enfant

dans ton jardin

ciel serein ciel marin

tantôt vert, tantôt bleu

planté mât de cocagne

voile à l’horizon s’éloigne

 

la vie passe, soudaine

 

Editions Mémoire Vivante 

19/11/2010

Un grand sommeil noir, de Paul Verlaine

Un grand sommeil noir
Tombe sur ma vie :
Dormez, tout espoir,
Dormez, toute envie !

Je ne vois plus rien,
Je perds la mémoire
Du mal et du bien...
O la triste histoire !

Je suis un berceau
Qu'une main balance
Au creux d'un caveau :
Silence, silence !

17/11/2010

Couleurs, de Federico Garcia Lorca

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Au-dessus de Paris
la lune est violette.
Elle devient jaune
dans les villes mortes.
Il y a une lune verte
dans toutes les légendes.
Lune de toile d’araignée
et de verrière brisée,
et par-dessus les déserts
elle est profonde et sanglante.

Mais la lune blanche,
la seule vraie lune,
brille sur les calmes
cimetières de villages.

Chansons sous la lune

Tableau d'Atkinson Grimshaw

12/11/2010

Poème à mon frère blanc, de Leopold SEDAR SENGHOR

Cher frère blanc,
Quand je suis né, j'étais noir,
Quand j'ai grandi, j'étais noir,
Quand je suis au soleil, je suis noir,
Quand je suis malade, je suis noir,
Quand je mourrai, je serai noir.

Tandis que toi, homme blanc,
Quand tu es né, tu étais rose,
Quand tu as grandi, tu étais blanc,
Quand tu vas au soleil, tu es rouge,
Quand tu as froid, tu es bleu,
Quand tu as peur, tu es vert,
Quand tu es malade, tu es jaune,
Quand tu mourras, tu seras gris.

Alors, de nous deux,
Qui est l'homme de couleur ?

09/11/2010

Le condamné à mort de Jean Genet

Sur mon cou sans armure et sans haine, mon cou
Que ma main plus légère et grave qu’une veuve
Effleure sous mon col, sans que ton cœur s’émeuve,
Laisse tes dents poser leur sourire de loup.

Ô viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d’Espagne,
Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.
Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main,
Mène-moi loin d’ici battre notre campagne.

Le ciel peut s’éveiller, les étoiles fleurir,
Ni les fleurs soupirer, et des prés l’herbe noire
Accueillir la rosée où le matin va boire,
Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir.

Ô viens mon ciel de rose, ô ma corbeille blonde !
Visite dans sa nuit ton condamné à mort.
Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords,
Mais viens ! Pose ta joue contre ma tête ronde.

Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.
Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.
On peut se demander pourquoi les cours condamnent
Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.

Amour viens sur ma bouche ! Amour ouvre tes portes !
Traverse les couloirs, descends, marche léger,
Vole dans l’escalier, plus souple qu’un berger,
Plus soutenu par l’air qu’un vol de feuilles mortes.

Ô Traverse les murs ; s’il le faut marche au bord
Des toits, des océans ; couvre-toi de lumière,
Use de la menace, use de la prière,
Mais viens, ô ma frégate, une heure avant ma mort.

 

 

08/11/2010

Femme nue, femme noire, de Leopold Sedar Senghor

Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J'ai grandi à ton ombre; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu'au coeur de l'Eté et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d'un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein coeur, comme l'éclair d'un aigle

Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais
lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du
Vent d'Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée

Femme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l'athlète, aux
flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta
peau.

Délices des jeux de l'Esprit, les reflets de l'or ronge ta peau qui se moire

A l'ombre de ta chevelure, s'éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux. Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l'Eternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les
racines de la vie.

19/10/2010

Paysages (3), de James Sacré

Il y a toute cette floraison des églantiers qui donne aux buissons, à la masse de verdure qui descend là devant mes yeux jusqu’aux régularités fin peignées des jardins, une fragilité presque envolée, à la fois des pétales trop vite presque défaits dès que s’ouvrent les fleurs, et de la finesse un peu jetée en l’air de brins de feuillage épineux… qui donne aussi à tout ce vert et à la fin printemps une sorte de sourire égratigné qui saigne (mais c’est pas grave, comme de se couper un peu en usant d’un rasoir mécanique). On ne sait pas quand la main d’un peintre a mis ces légères touches, à peine roses, dans l’épaisseur des buissons, mais comme on voit (est-ce bien le mot qui convient ?) ça me fait écrire. Seulement, dans la coulée de cette assez longue phrase où sont vraiment des églantiers d’encre, ou des rêveries derrière des mots qui ne sont pas sûrs de vraiment les évoquer ?

 

James Sacré, Le poème n’y a vu que des mots, Centre Poétique de Rochefort-sur-Loire / L’idée bleue, 2007, p. 112.

 

 

 

04/10/2010

La complainte du petit cheval blanc, de Paul Fort

 

cheval blanc de rubens.jpg

Le petit cheval dans le mauvais temps,

 qu'il avait donc du courage !

C'était un petit cheval blanc,

tous derrière et lui devant.

 

Il n'y avait jamais de beau temps

dans ce pauvre paysage.

Il n'y avait jamais de printemps,

ni derrière ni devant.

 

Mais toujours il était content,

menant les gars du village,

à travers la pluie noire des champs,

tous derrière et lui devant.

 

Sa voiture allait poursuivant

sa belle petite queue sauvage.

C'est alors qu'il était content,

eux derrière et lui devant.

 

Mais un jour, dans le mauvais temps,

un jour qu'il était si sage,

il est mort par un éclair blanc,

tous derrière et lui devant.

 

Il est mort sans voir le beau temps,

qu'il avait donc du courage !

Il est mort sans voir le printemps

ni derrière ni devant.

 

02/10/2010

Depuis tant d'années...de Lorand Gaspar

Depuis tant d'années je lave mon regard
dans une fenêtre où ciel et mer
depuis toujours sont sans s'interrompre
où leurs vies sont un, sont innombrables
sont une fois encore dans mon âme
un champ magnétique d'épousailles
une goutte de lumière-oiseau.

Depuis tant d'années je lave mon regard
à la première couleur si fraîche
sur les lèvres humides de nuit
d'être la peau et d'être la pierre
où mes doigts rencontrent le secret,
ce savoir qu'ils sont et celui qui est
des tonnes infinies de lumière.
Du plus pâle au tranchant du plus sombre
sans s'interrompre entre sang et pensée
entre feuille pinceau étendue
corps de liquide musique à jamais ―


Lorand Gaspar, Cahier Lorand Gaspar, éditions Le Temps qu’il fait, Cahier Seize, sous la direction de Daniel Lançon, avril 2004, page 71.*



Note : ce poème a été publié en 2001 dans la collection Poésie/Gallimard : Lorand Gaspar, Sidi-Bou-Saïd, Patmos et autres poèmes, p. 43.

 

24/09/2010

Oiseaux qui sont dans l’herbe en automne, de James Sacré

Une caille est un geste
lancé dans le bleu un carré
de petit lotier (dessin
d’un village hangar et des tuiles
entre deux branches) geste lancé
par-dessus le buisson derrière
caillou tombé de la grande herbe
une ombre où dans le silence
bat son cœur d’ombre où ?

La perdrix elle pourrait être un bruit
dans ce poème (silence un automne et la
couleur des regains) si les mots...
                                    rien qu’un motif
au bord de l’imagination : tache automne
orangé en (silence) d’un coq de roche — Brésil
ou braise en mon trou natal ; perdrix
rouge dans un regain (pas d’Amazonie) parlé
de plus en plus gris.


Une caille est tellement loin mais
presque sous mon pied (luzerne
en septembre le temps doré des
petits cailloux blancs) autrefois aujourd’hui
quelle trace : un poème aussi soudain (blanc
de la page rempli derrière la vitre un autre
espace en automne un arbre et des
petits mots noirs) aujourd’hui demain
quelle trace. Le mot caille est tellement
Loin. Poème comme un fusil.

[...]

James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine, repris dans Les Mots longtemps, Qu’est-ce que le poème attend ?, Tarabuste, 2003, p. 81-82.

01/09/2010

Exercices de style, de Raymond Queneau

Deux textes dédiés à la couleur dans le recueil Exercices de style de Raymond Queneau.  
 
L'arc-en-ciel

Un jour, je me trouvais sur la plate-forme d'un autobus violet. Il y avait là un jeune homme assez ridicule : cou indigo, cordelière au chapeau. Tout d'un coup, il proteste contre un monsieur bleu. Il lui reproche notamment, d'une voix verte, de le bousculer chaque fois qu'il descend des gens. Ceci dit, il se précipite, vers une place jaune, pour s'y asseoir.

Deux heures plus tard, je le rencontre devant une gare orangée. Il est avec un ami qui lui conseille de faire ajouter un bouton à son pardessus rouge.

Visuel

Dans l'ensemble c'est vert avec un toit blanc, allongé, avec des vitres. C'est
pas le premier venu qui pourrait faire ça, des vitres. La plate-forme c'est sans
couleur, c'est moitié gris moitié marron si l'on veut. C'est surtout plein de
courbes, des tas d'S pour ainsi dire. Mais à midi comme ça, heure d'affluence,
c'est un drôle d'enchevêtrement. Pour bien faire faudrait étirer hors du magma
un rectangle d'ocre pâle, y planter au bout un ovale pâle ocre et là-dessus
coller dans les ocres foncés un galurin que cernerait une tresse de terre de
Sienne brülée et entremêlée par-dessus le marché. Puis on t'y foutrait une tache
caca d'oie pour représenter la rage, un triangle rouge pour exprimer la colère
et une pissée de vert pour rendre la bile rentrée et la trouille foireuse.

Après ça on te dessinerait un de ces jolis petits mignons de pardingues bleu
marine avec, en haut, juste en dessous de l'échancrure, un joli mignon bouton
dessiné au petit quart de poil.
 
Folio numero 1363

 

31/07/2010

La peau du monde, de René Daumal

Je vis et je vais m’interrogeant de la vie, 
et l’image méconnaissable de moi-même, 
ce monde d’air, de roc, de maisons, de lumières, 
de millions de visages sans lois, sans voix 
ce cuivre, ce bois verni, ces souffles, ces cris, 
tournent, couleurs à fleur de peau, 
formes touchées, mangées, où suis-je ? 
 
             (non, non, ce n’est pas une devinette, 
             hélas, ce n’est pas une devinette, 
             que ce soit ici ou ailleurs 
             je ne me reconnais plus.) 
 
Ordre si fragile de la géométrie, 
ne me prodigue plus les consolations de ton cœur de fer. 
Ces jours, je vais dans les couleurs et les sons mêlés, 
et je vois la nuit dans les plus vives lumières, 
monde, monstrueux fantôme, 
ton jour est la plus vide des nuits. 
Une voix dit : ″où suis-je ? qui suis-je ?″ 
 
Est-ce ma voix dans ce désert ? 
La surface de chaque chose 
est tendue par la nuit qui la gonfle, 
− Oh ! cette nuit en voiles de soleil ! 
Oui, cette parole dans la bulle d’illusion, 
cette parole perdue,  
ce n’est jamais que la mienne.
 

 
 
 
René Daumal, ″L’ennemi du jour », in Le contre-ciel, suivi de Les dernières paroles du poète, Poésie /Gallimard, n° 63, 1970, p. 141.  
 

30/07/2010

Feuillets, Ecrits 1, de Gustave Roud

Encrier renversé 
                                  tous mes morts vont flairer 
       ce sang noir 
       O caverne d’os au creux de mes deux mains 
       dégorge cette foule qui se lève en silence et 
       piétine ma pensée 
                                  ils vivent ils vivent ils 
       jaillissent de l’âcre odeur 
       Mais ma lampe saura les dévorer et tous ceux 
       qui triompheront de sa lumière je dessine ici 
       le lac magique de leur capture pour toujours. 
  

       L’exubérance, fleurs, feuillages, du milieu de juin n’est rien comparée à la puissante maturité qui saisit cette terre plus belle qu’aucun ciel. A la fin de juillet le ciel auparavant comme une lisse toile bleue se creuse soudain, gouffre sans un frisson où baignent les feuillages verts et noirs d’une dureté inexorable ; et lorsque août arrive, on voit vers le soir la lumière comme un fleuve fuir à l’horizon vers une mer inconnue et rendre à la voûte abandonnée sa transparence peu à peu chargée d’étoiles.  
 


 
       
 
Gustave Roud, Feuillets, Écrits 1, Bibliothèques des arts, 1978, pp.27 et 30