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21/03/2014

A travers un verger, de Philippe Jaccottet

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Pierre bonnard, La Côte d’Azur, The Phillips collection, Washington DC. © Adagp, Paris 2011

 

A chaque fois que je suis passé, en cette fin d'hiver, devant le verger d'amandiers de la colline, je me suis dit qu'il fallait en retenir la leçon, qu'ils auraient tôt fait de se taire comme chaque année; sans cesse autre chose m'a distrait de cette tâche, de sorte qu'à présent je ne peux plus me fier qu'au souvenir que j'en ai, déjà trop vague, presque effacé, incontrôlable. néanmoins, je ne me déroberai pas.

C'était comme si je découvrais une espèce différente d'amandiers (probablement du seul fait de leur nombre, ou de leur répartition, du lieu ou même la couleur du ciel ces jours-là). Leur floraison semblait plus confuse, plus insaisissable; et surtout d'un blanc moins pur et moins éclatant que celui d'une fleur isolée, observée de près. Aurais-je dû regarder mieux, m'arrêter, réfléchir? De toute façon, à présent, c'est trop tard. Il ne me reste dans la mémoire qu'un brouillard à peine blanc, en suspension au dessus de la terre encore terreuse, devant les sombres chênes-verts, en ce bas de pente; ce bourdonnement de blanc...Mais "blanc" est déjà trop dire, qui évoque une surface nette renvoyant un éclat blanc. Là c'était sans aucun éclat (et pas transparent pour autant). Timide, gris, terne? Pas d'avantage. Quelque chose de multiple, cela oui, un essaim, de multiplié: des milliers de petites choses, ou présences, ou taches, ou ailes, légères - en suspens, de nouveau, comme à chaque printemps; une sorte d'ébullition fraîche; un brouillard, s'il existait un brouillard sans humidité, sans mélancolie, où l'on ne risque pas de se perdre; quelque chose, à peine quelque chose...

Essaim, écume, neige: les vieilles images reviennent, elles sont pour les moins disparates. Rien de mieux.

 

A travers un verger, p 9 et 10, Gallimard

20/03/2014

Le bois-gentil, de Gustave Roud

 

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Tableau de Claude Monet 

 

 

Un petit arbuste aux lisières des forêts, aux pentes des ravins, parmi les broussailles des clairières, dans les jeunes plantations de hêtres et de sapins. Mais pour le promeneur d'avant-printemps, qui se repose sur la souche humide et ronde, couleur d'orange, des fûts fraîchement sciés, ce n'est tout d'abord qu'une gorgée d'odeur aussi puissante qu'un appel. Il se retourne : là, parmi le réseau de ramilles, à la hauteur de son genou, ces deux ou trois taches roses, d'un rose vineux, le bois-gentil en fleur ! Qu'il défasse délicatement les branches enchevêtrées, qu'il se penche sur l'arbrisseau sans en tirer à lui les tiges, car un geste brusque ferait choir les fleurs rangées en épi lâche, par petits bouquets irréguliers à même l'écorce lisse d'un gris touché de beige. Chacune, à l'extrémité d'une gorge tubulaire, épanouit une croix de quatre pétales charnus, modelés dans une cire grenue et translucide, dont les étamines aiguisent le rose, au centre de la croix, d'un imperceptible pointillé d'or. Et de chacune coule goutte à goutte ce parfum épais et sucré comme un miel où chancelante encore de l'interminable hiver s'englue irrésistiblement la pensée.

 

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons, La Dogana, 2003, p. 29-30.

Texte à retrouver également sur le site  de Tristan Hordé, que je remercie. 

15/03/2014

L'éternité, c'est juste à côté (extrait), de James Sacré

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Tableau de Claire Basler, à retrouver sur son site

 

 

(Ce qui y a d'ingénue santé dans la fleur qui se livre au temps

Se perd pourtant pas dans son pétale qui sèche ;

Mourir continue sa couleur.)

 

Bout de ferraille, fragment de fleur, ça passe bien

Du fond d'un pré en celui d'un tableau.

La vraie mort d'un coquelicot

Sans doute que c'est dans les mots.

 

 

L'éternité, c'est juste à côté, recueil La peinture du Poème s'en va, Edition Tarabuste, p 98

14/03/2014

Ce qu'on voit c'est aussi les mots, de James Sacré

 

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Tableau de Marc Leonard, " La baie", à retrouver sur son site http://marcleonard.fr/

 

On est dans la couleur comme avec un visage. Un visage qui brille à cause du verbe aimer. C'est difficile de bien comprendre comment le verbe aimer paraît dans la couleur. On dirait que c'est toujours à côté de ce qu'on regarde (comme un silence, l'idée d'un sourire dans les aubépines, d'un sous-vêtement qui sèche entre  un pré et le bleu du ciel). La couleur fait qu'on a le cœur et les yeux qui bougent. Comme un désir. La couleur vient aux joues.

 

Extrait de Ce qu'on voit c'est aussi les mots,  à des peintures d'Olivier Debré,

Recueil "La peinture du Poème s'en va, Edition Tarabuste, p 15

08/03/2014

Sido (Extrait), de Colette

 

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Claire Basler à découvrir sur son site

 

O géraniums, ô digitales… Celles-ci fusant des bois-taillis, ceux-là en rampe allumée au long de la terrasse, c'est de votre reflet que ma joue d'enfant reçue un don vermeil. Car « Sido » aimait au jardin le rouge, le rose, les sanguines filles du rosier, de la croix-de-Malte, des hortensias et des bâtons-de-Saint-Jacques, et même le coqueret-alkékenge, encore qu'elle accusât sa fleur, veinée de rouge sur pulpe rose, de lui rappeler un mou de veau frais... A contre-cœur, elle faisait parte avec l'Est : « Je m'arrange avec ..lui, » disait-elle . Mais elle demeurait pleine de suspicion et surveillait, entre tous les cardinaux et collatéraux, ce point glacé, traître, aux jeux meurtriers. Elle lui confiait des bulbes de muguet, quelques bégonias, et des crocus mauves, veilleuses des froids crépuscules.

Hors une corne de terre, hors un bosquet de lauriers-cerises dominés par un junko-biloba - je donnais ses feuilles, en forme de raie, à mes camarades d'école, qui les séchaient entre les pages de l'atlas - tout le chaud jardin se nourrissait d'une lumière jaune, à tremblements rouges et violets mais je ne pourrais dire si ce rouge, ce violet dépendaient, dépendent encore d'un sentimental bonheur ou d'un éblouissement optique. Étés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands chapeaux, étés presque sans nuits... 

 

Sido, suivi des vrilles de la vigne, Livre de poche

07/03/2014

Lettre à Louisa de Mornand, de Marcel Proust

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Alfref Stevens, Collection privée,  27 x 35,6 cm

 

“J'ai rencontré sur la digue de Cabourg Lucy Gérard. C'était un soir ravissant où le coucher du soleil n'avait oublié qu'une couleur : le rose. Or sa robe était toute rose et de très loin mettait sur le ciel orange la couleur complémentaire du crépuscule. Je suis resté longtemps à regarder cette fine tache rose, et je suis rentré, enrhumé, quand je l'ai vue se confondre avec l'horizon à l'extrémité duquel elle fuyait comme une voile enchantée.” 

 

Août 1908, Correspondance de Marcel Proust, Tome VII, Philippe Kolb, Ed. Plon 1993.

 

 

28/02/2014

Que ton âme soit blanche ou noire, de Paul Verlaine

 

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                                                    Toulouse Lautrec, (vers 1898) Collection privée 

 

Que ton âme soit blanche ou noire,
Que fait ? Ta peau de jeune ivoire
Est rose et blanche et jaune un peu.
Elle sent bon, ta chair, perverse
Ou non, que fait ? puisqu'elle berce
La mienne de chair, nom de Dieu !

Elle la berce, ma chair folle,
Ta folle de chair, ma parole
La plus sacrée ! - et que donc bien !
Et la mienne, grâce à la tienne,
Quelque réserve qui la tienne,
Elle s'en donne, nom d'un chien !

Quant à nos âmes, dis, Madame, 
Tu sais, mon âme et puis ton âme, 
Nous en moquons-nous ? Que non pas !
Seulement nous sommes au monde. 
Ici-bas, sur la terre ronde, 
Et non au ciel, mais ici-bas.

Or, ici-bas, faut qu'on profite 
Du plaisir qui passe si vite 
Et du bonheur de se pâmer. 
Aimons, ma petite méchante, 
Telle l'eau va, tel l'oiseau chante, 
Et tels, nous ne devons qu'aimer.

 

Chansons pour elle et autres poèmes érotiques, Folio, Gallimard

 

 

26/02/2014

Une brique, de Paul de Roux

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Simon Hantaï, Mariale m.c.3, 1962, Huile sur toile, 223 x 213 cm, Collection particulière

 

 

Encore une infusion de soleil 
alors que tout est si noir dans l'âme 
las, souffrant et comme à bout. 
Alors mieux vaut peut-être ne rien faire 
rester comme une brique qui attend: 
les souffles de l'air sont sur elle de toutes parts 
le soleil parfois, et le froid aussi. 
Elle est seule dans son coin. 
Mais un jour le maçon, d'un seul coup 
lui trouvera sa place au sein du mur.  
 

 

 Les Pas, l'Alphée 1984, page 10. 

25/02/2014

Les cerisiers, d'Alphonse Daudet

Cueillette de cerises. Pierre Bonnard, Collection privée, huile, 128 x 152 cm

I

Vous souvient-il un peu de ce que vous disiez,
Mignonne, au temps des cerisiers ?

Ce qui tombait du bout de votre lèvre rose,
Ce que vous chantiez, ô mon doux bengali,
Vous l’avez oublié, c’était si peu de chose,
Et pourtant, c’était bien joli…
Mais moi je me souviens (et n’en soyez pas surprise),
Je me souviens pour vous de ce que vous disiez.
Vous disiez (à quoi bon rougir ?)…donc vous disiez…
Que vous aimiez fort la cerise,
La cerise et les cerisiers.

II

Vous souvient-il un peu de ce que vous faisiez,
Mignonne, au temps des cerisiers ?

Plus grands sont les amours, plus courte est la mémoire
Vous l’avez oublié, nous en sommes tous là ;
Le cœur le plus aimant n’est qu’une vaste armoire.
On fait deux tours, et puis voilà.
Mais moi je me souviens (et n’en soyez surprise),
Je me souviens pour vous de ce que vous faisiez…
Vous faisiez (à quoi bon rougir ?)…donc vous faisiez…
Des boucles d’oreille en cerise,
En cerise de cerisiers.

III

Vous souvient-il d’un soir où vous vous reposiez,
Mignonne, sous les cerisiers ?

Seule dans ton repos ! Seule, ô femme, ô nature !
De l’ombre, du silence, et toi…quel souvenir !
Vous l’avez oublié, maudite créature,
Moi je ne puis y parvenir.
Voyez, je me souviens (et n’en soyez surprise),
Je me souviens du soir où vous vous reposiez…
Vous reposiez (pourquoi rougir ?)…vous reposiez…
Je vous pris pour une cerise ;
C’était la faute aux cerisiers.

 

 

Les Amoureuses; Poèmes Et Fantaisies, 1857-1861 

22/02/2014

Aujourd'hui c'est dimanche, de Nazim Hikmet

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Serge Poliakoff, Composition abstraite 1968, © Photo Daniel Mille, Monaco © ADAGP, Paris 2013

 

Aujourd'hui c'est dimanche
Aujourd'hui c'est la première fois qu'ils m'emmènent au soleil.
Et moi pour la première fois de ma vie
stupéfait de voir le ciel si loin de moi
si bleu
si vaste
je suis resté sans bouger.
Ensuite je me suis assis par terre avec respect.
J'ai appuyé mon dos contre le mur blanc
En cet instant pas de jeux dans les vagues
En cet instant, pas de liberté, pas d'épouse.
Juste la terre, le soleil et moi...
Je suis heureux.


iJean Pinquié, Levent Yilmaz, Anthologie de la poésie turque contemporaine,
Préface de Nedim Gürsel, Publisud, Paris 1991, pages 34-35. A retrouver ICI

 

21/02/2014

On dit que les jardins sont morts, de Stefan George

 

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Illustration Mercedes Lagunas : http://mercedeslagunas.com/

 

On dit que les jardins sont morts ; viens et regarde
Le reflet de ces bords lointains et souriants ;
Et des nuages purs l'azur inespéré
Éclaire les étangs et les couleurs des sentes.

Prends ce jaune profond, le moelleux de ces gris
Parmi les buis et les bouleaux ; la brise est tiède ;
Tardives ne sont point encore flétries les roses,
Choisis-les, baise-les et tresse la couronne.

Songe à n'oublier point les derniers des asters
Ni la pourpre enroulée à la vigne sauvage
Prends ce qui reste encor de vivante verdure
Fonds-le d'un doigt léger dans l'image automnale.


Das Jahr der Seele (L'Année de l'âme), 1897, 
in Stefan George, Choix de poèmes, Première période : 1890-1900, Traduit, préfacé et commenté par Maurice Boucher, Aubier, éditions Montaigne, Paris 1941. Page 165. Découvert sur ce site 

19/02/2014

Extrait de Teintes d'automne, de Henry D.Thoreau

 

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Corinne en train de peindre toutes les nuances d'une corbeille d'oignons. Atelier Couleurs dans le Luberon, à La Molière

 

On devrait vraiment planter les arbres le long de nos rues en pensant à leur splendeur automnale. (...) Ne croyez-vous pas que le fait d'avoir été élevé sous les érables fasse une différence pour les enfants? Des centaines de regards s'abreuvent de cette couleur, et même les mauvais élèves sont attrapés et éduqués par ces maîtres, dès le moment où ils font l'école buissonnière. Bons ou mauvais élèves en fait n’apprennent pas les couleurs à l'école. On leur substitue les couleurs de la boutique de l'apothicaire ou celle des vitrines de la ville. Il est regrettable qu'il n'y ait plus dans nos rues d'érables rouges ni de hickorys. Notre palette est très imparfaitement garnie. Au lieu de procurer des boîtes de peintures aux jeunes, ou en plus d'elles, on devrait leur fournir ces couleurs naturelles. Où peuvent-ils bien étudier la couleur sous un meilleur jour?Quelle école de dessin peut rivaliser avec celle-ci? Pensez  à l'enseignement que représentent les couleurs d'automne pour l’œil des peintres de tous genres, des fabricants de tissu, de papier et d'innombrables d'autres. Chez le papetier, on trouve certes des enveloppes de différentes couleurs,, mais jamais aussi variées que les feuilles d'un seule arbre. Si vous voulez une teinte différente, la nuance particulière d'une couleur, vous n'avez qu' à scruter un arbre ou faire un tour dans la forêt. Ces feuilles n'ont pas été plongées dans un unique bain de teinture comme  à la teinturerie; non, elles ont été soumises  à une lumière d'une infinité variété d'intensité, avant d'être mise à sécher làpour en fixer le ton.

 

Teintes d'automne & la succession des arbres en forêt . Traduction de Nicole Mallet. Editions le mot et le reste.

 

16/02/2014

La descente (extrait de Connaissance de l'est), de Paul Claudel

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 William Turner, huile sur toile, 91 x 122 cm National Gallery, Londres

 

Ah ! que ces gens continuent à dormir ! que le bateau n’arrive pas présentement à l’escale ! que ce malheur soit conjuré d’entendre ou de l’avoir proférée, une parole !

Sortant du sommeil de la nuit, je me suis réveillé dans les flammes.

Tant de beauté me force à rire ! Quel luxe ! quel éclat ! quelle vigueur de la couleur inextinguible ! C’est l’Aurore. O Dieu, que ce bleu a donc pour moi de la nouveauté ! que ce vert est tendre ! qu’il est frais ! et, regardant vers le ciel ultérieur, quelle paix, de le voir si noir encore que les étoiles y clignent. Mais que tu sais bien, ami, de quel côté te tourner, et ce qui t’est réservé, si, levant les yeux, tu ne rougis point d’envisager les clartés célestes. Oh ! que ce soit précisément cette couleur qu’il me soit donné de considérer ! Ce n’est point du rouge, et ce n’est point la couleur du soleil ; c’est la fusion du sang dans l’or ! c’est la vie consommée dans la victoire, c’est, dans l’éternité, la ressource de la jeunesse ! La pensée que c’est le jour qui se lève ne diminue point mon exultation. Mais ce qui me trouble comme un amant, ce qui me fait frémir dans ma chair, c’est l’intention de gloire de ceci, c’est mon admission, c’est l’avancement à ma rencontre de cette joie !

Bois, ô mon cœur, à ces délices inépuisables !

Que crains-tu ? ne vois-tu pas de quel côté le courant, accélérant la poussée de notre bateau, nous entraîne ? Pourquoi douter que nous n’arrivions, et qu’un immense jour ne réponde à l’éclat d’une telle promesse ? Je prévois que le soleil se lèvera et qu’il faut me préparer à en soutenir la force. O lumière ! noie toutes les choses transitoires au sein de ton abîme. Vienne midi, et il me sera donné de considérer ton règne, Été, et de consommer, consolidé dans ma joie, le jour, — assis parmi la paix de toute la terre, dans la solitude céréale.

 

 

Connaissance de l'est, Poésie/Gallimard

15/02/2014

Pensefable, de Joë Bousquet

 

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Terre labours, Toile #019, huile sur toile, format 10F, 55 cm x 46 cm, ©Katia Chaix à retrouver sur son site 

 

 

Le ciel est un songe innocent
Qui meurt des clartés qu’il s’ajoute
Quand le soleil jaunit la route
Dont il est le dernier passant

A force de rire avec elle
L’espoir nous a pris la raison
Dans la nuit qui sort des maisons
Nos étoiles battent des ailes

La terre s’ouvre et sent le pain
Quand la mort des feuilles l’embaume
Le vent ne sait où vont les hommes
Et conte aux ailes de moulins

Que sous des iris d’azur sombre
La mort a caché les yeux noirs
Où chaque larme est le miroir
D’un monde trop lourd pour des ombres

 

La connaissance du Soir , Poésie/Gallimard

14/02/2014

Le peintre, de José-Maria de Heredia

 

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 Série Terre air huile sur toile format 195 x 97 cm ©Katia Chaix à retrouver sur son site 

 

À Emmanuel Lansyer

 

Il a compris la race antique aux yeux pensifs
Qui foule le sol dur de la terre bretonne,
La lande rase, rose et grise et monotone
Où croulent les manoirs sous le lierre et les ifs.

Des hauts talus plantés de hêtres convulsifs,
Il a vu, par les soirs tempétueux d'automne,
Sombrer le soleil rouge en la mer qui moutonne ;
Sa lèvre s'est salée à l'embrun des récifs.

Il a peint l'Océan splendide, immense et triste,
Où le nuage laisse un reflet d'améthyste,
L'émeraude écumante et le calme saphir ;

Et fixant l'eau, l'air, l'ombre et l'heure insaisissables,
Sur une toile étroite il a fait réfléchir
Le ciel occidental dans le miroir des sables.

 

Recueil Les trophées, Poésie/Gallimard

Emmanuel Lansyer est un peintre, mais j'ai préféré à l'un de ses tableaux celui de Katia Chaix.

 

 

 

13/02/2014

Extrait de Cheveux emmêlés, de Yosano Akiko

 

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Torii Kotendo, Femme devant le miroir (1930)

 

Entends le poème !
Qui oserait nier le rouge
Des fleurs dans les champs ?
Savoureuse jeune fille
Coupable dans le printemps

Quand à l’eau je livre
Mes cheveux longs de cinq pieds
Combien sont-ils doux !
Mais mon coeur de jeune fille
Secret je veux le garder

La couleur pourpre,
A qui donc la raconter ?
Tremblements de sang,
Pensées émues de printemps,
En pleine floraison la vie !

Il est temps, je pars,
Et au revoir me dit-il
Ce dieu de la nuit
Dont la manche m’effleura,
Mes cheveux mouillés de larmes

Les cheveux dénoués
Dans la douceur de la pièce
Le parfum des lis
Je crains qu’ils ne disparaissent
Rouges pâles dans la nuit

Toi qui n’as jamais
Touché une peau douce
Où coule un sang chaud,
Ne te sens-tu pas triste,
Et seul, à prêcher la Voie ?

D’un rouge profond
Les deux pétales de rose
Qui forment tes lèvres
Que tu ne chantes un poème
Sans parfum de noblesse !

Frêles d’apparence
Sont les fleurs de l’été
Mais rouges écarlates
Qui comme cet amour d’enfant
Rient au soleil de midi !

 

Cheveux emmêlés, Traduit du japonais par Claire Dodane, Les Belles Lettres, coll. "Japon", série "Fiction", 

11/02/2014

Les Soucis du Ciel, de Claude Roy

 

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Source de cette illustration

 

Le ciel apprend par coeur les couleurs du matin
Le toit gris l’arbre vert le blé blond le chat noir
Il n’a pas de mémoire il compte sur ses mains
Le toit blond l’arbre gris le blé noir le chat vert

Le ciel bleu est chargé de dire à la nuit noire
comment était le jour tout frais débarbouillé
Mais il perd en chemin ses soucis la mémoire
il rentre à la maison il a tout embrouillé.

Le toit vert l’arbre noir le chat blond le blé gris
Le ciel plie ses draps bleus tentant de retrouver
ce qu’il couvrait le jour d’un grand regard surpris
le monde très précis qu’il croit avoir rêvé

Le toit noir l’arbre blond le chat gris le blé vert
Le ciel n’en finit plus d’imaginer le jour
Il cherche dans la nuit songeant les yeux ouverts
Aux couleurs que le noir évapore toujours.

Erreur sur la personne,Poésie/Gallimard

08/02/2014

Emploi du temps, de Nicolas Bouvier

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Chang-Dai-Chien, encres, splashed-color-landscape, 1965

 

C'est l'été le plus chaud du siècle 
le jour du plus chaud de l'été 
les ouvrières ont la nuque rasée 
et des éventails de papier

Au terminus de la ligne 23 
ce matin j'ai appris dix caractères chinois 
je suis monté dans cet autobus rose 
qui passe un col à l'ombre des bambous 
marché le long de la rivière 
marché, nagé et maintenant : 
le soleil est un fil à plomb 
au fil de l'eau passe une figue mordue 
les plumes d'un poulet tué par le faucon 
Rainettes, salamandres, libellules 
le ciel est une éponge grise 
trois montagnes font le dos rond

Sur les bornes de la rizière 
il était écrit que la vie est fumée 
j'en ferai ma fumée à moi 
allongé au frais dans ce cimetière 
entre Ayabé et Miyama 
j'ai oublié dix caractères chinois

Kyoto-ken, juin 1970

 

Le Dedans et le dehors de Nicolas Bouvier. Éditions Zoé, 1998

06/02/2014

Inversnaid, de Gerard Manley Hopkins

 

 

inversnaid,gerard manley hopkins,pierre gaudu,fauve

Ma Yuan (Song Dynasty), 12 views of water, Palace Museum, Beijing

 

 

Ce ruisseau sombre d'un brun croupe-de-cheval

qui dévale sa grand'route et rugissant roule des rocs,

dans la crique et la combe plisse sa toison d'écume

et, tout en bas, au creux du lac, tombe en sa demeure.

 

Un béret de mousse fauve bourré-de-vent

virevolte et se défait à la surface du brouet

d'un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant,

qu'il touille et touille le Désespoir pour le noyer.

 

Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici

les replis des coteaux où le torrent s'encaisse,

les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères,

et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.

 

Qu'arriverait-il au monde s'il se voyait ravir

l'humide et le sauvage ?Qu'ils nous soient donc laissés –

oh ! qu'ils nous soient laissés - le sauvage et l'humide !

Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages !

 

 

Traduction de Jean Mambrino, L'Angleterre en poésie, folio junior, p18

 

01/02/2014

Au clos de notre amour, l’été se continue, d'Emile Verhaeren

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Tableau de Laurence-Amélie 

 

Au clos de notre amour, l’été se continue :
Un paon d’or, là-bas, traverse une avenue ;
Des pétales pavoisent
- Perles, émeraudes, turquoises -
L’uniforme sommeil des gazons verts
Nos étangs bleus luisent, couverts
Du baiser blanc des nénuphars de neige ;
Aux quinconces, nos groseilliers font des cortèges ;
Un insecte de prisme irrite un coeur de fleur ;
De merveilleux sous-bois se jaspent de lueurs ;
Et, comme des bulles légères, mille abeilles
Sur des grappes d’argent vibrent au long des treilles.

L’air est si beau qu’il paraît chatoyant ;
Sous les midis profonds et radiants
On dirait qu’il remue en roses de lumière ;
Tandis qu’au loin, les routes coutumières
Telles de lents gestes qui s’allongent vermeils,
A l’horizon nacré, montent vers le soleil.

Certes, la robe en diamants du bel été
Ne vêt aucun jardin d’aussi pure clarté.
Et c’est la joie unique éclose en nos deux âmes,
Qui reconnaît sa vie en ces bouquets de flammes.

 

Extrait  du recueil "Les heures claires"