28/06/2013
Sept amandiers en fleurs ou le retour vers la maison, de Paul Fort
Amandiers en provence, Paul Cezanne, Aquarelle, 58.5 x 47.5 cm, Collection privée
Savais-je aux fins de jour où mon destin chemine que j’aurais pour amis sept amandiers en fleurs ?
Sept amandiers en fleurs, du haut de la colline, se penchent et saluent mes joies et mes douleurs.
Ce soir où des nuées rouges aux lointains voiles se disputent la lune et tout le firmament,
blancs et roses filets à recevoir le vent, sept amandiers en fleurs ont capté mon étoile.
L’Arlequin de plomb.
Extrait de Ballades du beau hasard, p 160, Editions Flammarion
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22/06/2013
La solitude visitée, d'Armel Guerne
Pruniers en fleurs, Claude Monet, 1879 (Origine et Musée NC)
Regarder seulement et enfin ne rien dire,
Noyé dans la beauté vivante du matin
Vernissant tous les verts de la tapisserie
Ou recreusant ses bleus au-dessous des lointains
Tremblants de volupté et frémissants de joie
Sous la caresse imprévisible du soleil.
Le brouillard incertain se relève en panaches
Aux découpes bizarres parmi les coteaux
Qui paressent encore et par endroit se voilent
D'une fine blancheur plus souple que le vent
Virginal et doré, délicieux et clair.
La vue est une ivresse heureuse de se perdre.
Même le cri le plus secret de cette extase
Est refoulé jusqu'aux sources de la parole.
Rhapsodie des fins dernières. Paris, Phébus, 1977
et merci à une de mes lectrices : http://en-paraison.hautetfort.com/archive/2010/12/08/pour...
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08/06/2013
Le devant de la nuit, d'Armel Guerne
Emmanuelle Bollack/Sans titre/peinture à l'huile/60x60 cm/2011 http://www.emmanuellebollack.com
Emmanuelle expose du 6 juin au 6 juillet chez Aroa, à Neuilly (http://www.aroa.fr)
Il y a dans le ciel orageux de ce soir
Des blondeurs sous le gris et des tonalités
Si tendres, tendrement, si tendrement rosées
Qu'on pense à d'improbables cuivres transparents
D'une musique exquisement confidentielle.
Il y a dans le gris comme une mélodie
Ineffable du bleu, des teintes ardoisées
Qui tirent sur le vert ; - et le vent suspendu
Là-bas, à l'horizon, laisse le gris trop lourd
S'écraser sur le sol et le ronger de nuit.
Rhapsodie des fins dernières, Editions Phébus
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25/05/2013
Est-elle aimée? d'Arthur Rimbaud
Edvard Munch, 'Summer Night 1889, huile sur toile, 126x162 cm.
Est-elle almée ?… aux premières heures bleues
Se détruira-t-elle comme les fleurs feues…
Devant la splendide étendue où l’on sente
Souffler la ville énormément florissante !
C’est trop beau ! c’est trop beau ! mais c’est nécessaire
- Pour la Pêcheuse et la chanson du Corsaire,
Et aussi puisque les derniers masques crurent
Encore aux fêtes de nuit sur la mer pure !
Œuvres et lettres (1868-1875) : Œuvres en prose et en vers (1868-1873) - Une Saison en enfer - Illuminations - Lettres de Rimbaud et de quelques correspondants (1870-1875). Vie et documents (1854-1891), La Pléiade, Gallimard
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04/05/2013
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes
Frederick C.Frieseke. Nude in Dappled Sunlight. Huile sur toile. 1915. 96.52 x 129.86 cm. Collection privée
Des caresses
de seins parmi l'herbe,
vous, tout entière, souffle de chaudes sécheresses,
vous étiez debout, près de l'arbre
et les tresses
tordaient la torsade des torts atroces en toron.
Et les heures bleues
vous enlaçaient de tresses de cuivre.
Leur coulée cuivrée se tord, torride.
Et ton regard — c'est une chaumière
où tournent le rouet deux marâtres — fileuses.
Je vous ai bue à plein verre
durant les heures bleues
lorsque vous regardiez le lointain de fer.
Les pins frappent le bouclier
de leurs aiguilles murmurantes,
clos, les yeux des vieilles ;
et maintenant
m'enserrent, me brûlent les tresses de cuivre.
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes, traduit du russe et présenté par Luda Schnitzer, Pierre Jean Oswald, 1967, p. 83.
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27/04/2013
La délirée, d'Henry Bauchau
Eau-forte et aquatinte en 5 couleurs originale de Zao Wou Ki , Non signée, 1974. Dimensions : 56 x 76 cm
Que tu es belle, ma délirée, tes joues sont noires
Et sculptées par l'ardent malheur.
Ta bouche est ornée par la lune et tes yeux
Tes yeux ont la couleur perdue.
Ton corps est un grand paysage de colère
Tu es le rouge indéchiffré
Avec le noir
Tu produis des paroles rouges.
Le temps nous a rejoints.
Nous sommes et nous ne sommes rien
Rien que ceux que la terre en tournant délirait.
Henry Bauchau, Heureux les déliants, poèmes 1950-1995
p 198, Editions Labor
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09/04/2013
R comme ROUGE, de Dominique Sorrente
Appel par les cent mille nuits biseautées, appel par le caillot du sang non advenu, appel d'une genèse qui d'un seul cri va nous rendre présents. ( Materia Mater ) À la question banale dans l’enfance, quand ma grand-mère se passionnait du vert, elle répondit qu’elle était ma couleur préférée. Elle, toujours, la couleur rouge, respire là, dans la poussée des commencements. Elle a su en ces heures poser son nez de clown sur le monde, mettre à la bouche la peau très tendre des coquelicots. On dira qu’on lui fera poser un genou à terre pour récolter sa part d’écorchure, ses drapeaux froissés, ses barricades en incendie. On lui montrera même ces deux trous au côté droit qui me parlent de résistance abattue. Mais c’est de vie toujours qu’il s’est agi. Un vol d’oiseau réfractaire qui nous emporte, une salutation avant d’entrer dans l’arène, un habit de lumière écarlate sur tes lèvres qui demandent à s’ouvrir. Bon sang ne saurait mentir, et pardon à ceux qui s’en font du mauvais. Le monde des poèmes est peuplé de bivouacs, d’avant, d’après batailles. On les approche comme au bord d’un brasero de fortune qui veut croire que l’histoire, en quelques mots reçus, trouvés, sera sauvée de son désastre rougeoyant.
(Extrait de Hier les fagots- Abécédaire, in Revue des Archers, n°14, mars 2008)
Merci à Dominique Sorrente de m'avoir communiqué ce texte.
Tableau de Zao Wou-Ki
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30/03/2013
L'oiseau à tire d'ailes, de Pierre Chappuis
"un cygne de reconnaissance", plume et encre de Chine, 50x50 cm - 23.01.2013
© pierre gaudu (image non diffusable sans son accord).http://pierre-gaudu.over-blog.com/
Taillant dans le vif à tire d'aile au plus étroit du défilé comme si, issue des ténèbres, une main donnait — mais dans le vide — de grands coups de ciseaux.
Le bel embrouillamini de cascades, de tourbillons, de remous, plis et replis, de gerbes d'écume qu'il traverse sans dévier!
Joindra-t-il une rive de la nuit à l'autre ? En tout cas sans mettre aucun ordre ni tracer de ligne de démarcation qui vaille. Pour l'avoir frôlée, ne noircira pas l'eau, messager de l'oubli.
Pierre Chappuis, À portée de la voix, José Corti, 2002, p. 7
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27/03/2013
Le sentier, d'Henry Bauchau
Photo © pierre gaudu http://pierre-gaudu.over-blog.com/ Tous droits réservés
Epars dans le sang bleu du rêve
ton sentier s'est perdu dans l'herbe.
Perdu le bel été dans son profond sommeil
portant les matins dénoués.
Henry Bauchau, Heureux les déliants, Poèmes 1950-1995, p 227, Editions Labor
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23/03/2013
Le poème sait bien que le malheur du monde est grand, de James Sacré
Marc Léonard. La plage sous l'orage. A retrouver sur ses sites, là et là
On finit toujours par aimer le bruit des mots
Ce qui tremble et qui chante en leur malheur
qu'on oublie
Treblinka Chatilla, l'amour et le vin doux, scandale!
Et le plaisir qu'un film prend à des endroits d'une Pologne
ou d'ailleurs
Le noir du temps qui se transforme en couleur tendre
Débris campagne qui s'est installée traveling
Pour aller où?
Le malheur du monde est sans âge
Sabra Cambodge la frange au loin du Chili Saquiet
Hiroshima Bézier sacs de Rome et de Bizance on s'habitue,
les mots
Sans rien d'assez vrai poème qui les musique en mensonges
Pour que le bonheur soit encore possible
Pour caresser le peu qui reste;
Ecrire est un geste de vivant
Qui pense au mot bonheur dans le bruit de la mort.
Une fin d'après-midi à Marrakech, Le poème sait bien que le malheur du monde est grand, p156, Editions Ryôan-ji
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16/03/2013
Chronique d'un égarement, de Jacques Ancet
La beauté recommence. À chaque fois, c’est comme si elle m’ôtait les mots de la bouche. Le ciel fume sur la montagne, l’eau scintille hors de son nom. Dans la bouteille de celle qui boit brille un infime soleil. Petite nature, dit la voix. Tais-toi, répond l’autre. Le vent ressemble à un visage.
— Qu’est-ce que tu cherches ?
— Ce que je trouve.
Les corps multiplient l’instant. Jeux d’ombre et de lumière. Puis le soir vient dans les couleurs. Je suis perdu. Serait-ce la beauté ?
Jacques Ancet, Chronique d’un égarement, Lettres vives.
Photo de Daniel Weisser, http://danielweisser.com/
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09/03/2013
Columbiformes, de Fabienne Raphoz
(Columbidés)
« …la frayeur m’enveloppe.
Et je t’ai dit : "Qui me donnera un plumage comme à la colombe,
pour que je m’envole et me pose" ? »
(Psaumes, I.V, 7)
Les columbidés sont une famille unique
Le Pigeon biset est le pigeon des villes
Le Pigeon des neiges a la tête noire
Le Pigeon violet est japonais
Le Pigeon a tête pâle est violet
La femelle de la Colombe bleutée est couleur terre de Sienne
La femelle de la colombe rouviolette est verte
La femelle de la Colombe rousse n’est pas entièrement rousse
La femelle de la Colombe mondétour n’a pas la gorge brune
La femelle du Ptilope orange est verte
La Colombe du Costa Rica est endémique du Costa Rica et de Panama
La Colombe du Costa Rica a le front chamois
La Colombe à nuque violette a la nuque violette dans toutes les langues
La grosse larme de la Tourterelle à ailes blanches
La petite larme noire de la Tourterelle noire
Le cou zébré de la Tourterelle orientale et de la Tourterelle des bois
Le rose aurore du Pigeon à bec rouge du Pigeon à bec noir du Pigeon simple du Pigeon rousset du Pigeon vineux de la Tourterelle à tête grise de la Tourterelle de Socorro de la Tourterelle oreillarde de la Tourterelle à queue carrée de la Tourterelle des Galapagos du Colombar giouanne du Ptilope porphyre du Carpophage pinon
La Tourterelle turque est une servante accablée
La Tourterelle du Cap est un tsikoloto
Tous les colombars sont des pigeons verts
Tous les pigeons verts sont des colombars ou des ptilopes
Le Colombar de Siebold se désaltère d’eau de mer
[…]
Fabienne Raphoz, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide augures, éditions Héros-Limite, 2011, p. 81-82.
Tableau de Steven Kenny © Steven Kenny http://www.stevenkenny.com/
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Attente, partition, de Sereine Berlottier
15 mars
l’œil qui s’ouvre dans le noir, avant même que la farine de l’ aube ne s’éparpille aux fenêtres
la peau sait peut-être des choses que tu ignores
les seins laineux, noués et doux
tout bouge et se déplie maintenant
fleurs et balancement dans la tranchée sombre
on continue à vivre
hameçonnée
et l’espoir
et tous les lieux où se cacher mal pour dire
ton corps dedans
ce puits de rouge
sur l’émail blanc
et sa fraîcheur de fraise
écrasée
sa pulpe douce
tu n’es pas triste s’il y a à voir, à reconnaître
Attente, partition, éditions Argol, 2011, p. 119
Tableau de Cy Twombly
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23/02/2013
Décembre, de Paul Claudel
Balayant la contrée et ce vallon feuillu, ta main, gagnant les terres couleur de pourpre et de tan que tes yeux là-bas découvrent, s'arrête avec eux sur ce riche brocart. Tout est coi et enveloppé ; nul vert blessant, rien de jeune et rien de neuf ne forfait à la construction et au chant de ces tons pleins et sourds. Une sombre nuée occupe tout le ciel, dont, remplissant de vapeur les crans irréguliers de la montagne, on dirait qu'il s'attache à l'horizon comme par des mortaises. De la paume caresse ces larges ornements que brochent les touffes de pins noirs sur l'hyacinthe des plaines, des doigts vérifie ces détails enfoncés dans la trame et la brume de ce jour hivernal, un rang d'arbres, un village. L'heure est certainement arrêtée ; comme un théâtre vide qu'emplit la mélancolie, le paysage clos semble prêter attention à une voix si grêle que je ne la saurais ouïr.
Ces après-midi de décembre sont douces. Rien encore n'y parle du tourmentant avenir. Et le passé n'est pas si peu mort qu'il souffre que rien lui arrive. De tant d'herbe et d'une si grande moisson, nulle chose ne demeure que de la paille parsemée et une bourre flétrie ; une eau froide mortifie la terre retournée. Tout est fini. Entre une année et l'autre, c'est ici la pause et la suspension. La pensée, délivrée de son travail, se recueille dans une taciturne allégresse, et, méditant de nouvelles entreprises, elle goûte, comme la terre, son sabbat.
Paul Claudel, Connaissance de l'Est [1900, 1907 et 1960], préface de Jacques Petit, Poésie / Gallimard, 1974, p. 72
Tableau de John Constable (1778-1873). Huile sur toile. 24,4x39,1 cm . Metropolitain Museum of Art
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21/02/2013
Âme d'automne, de Georg Trakl
Dans du vert, profond fauche la faux
Bleu de l'air et jaune des gerbes
Envol de voix qui se moururent
Seule s'écoule une vieille eau.
Le soir le noir voyage passe
Sur les brunes collines d'automne
Salut d'argent du miroir d'un étang
Lance le vautour son cri clair et dur.
Âme d'automne (première version), Trakl, Poème 1, traduction Jacques Legrand, Flammarion, p 257
Lesser Ury, 34,9 × 49,5 cm (1900)
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17/02/2013
La jeune fille, de Francis Jammes
La jeune fille est blanche,
elle a des veines vertes
aux poignets, dans ses manches
ouvertes.
On ne sait pas pourquoi
elle rit. Par moment
elle crie et cela
est perçant.
Est-ce qu’elle se doute
qu’elle vous prend le cœur
en cueillant sur la route
des fleurs ?
On dirait quelquefois
qu’elle comprend des choses.
Pas toujours. Elle cause
tout bas.
« Oh ! ma chère ! oh ! là là...
... Figure-toi... mardi
je l’ai vu... j’ai rri. » — Elle dit
comme ça.
Quand un jeune homme souffre,
d’abord elle se tait :
et ne rit plus, tout
étonnée.
Dans les petits chemins
elle remplit ses mains
de piquants de bruyères,
de fougères.
Elle est grande, elle est blanche,
elle a des bras très doux.
Elle est très droite et penche
le cou.
De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir (1898). Poésies Gallimard
Tableau d'Ilya Zomb. http://www.zombart.com/
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15/02/2013
Hiéroglyphe, de Charles Cros
Marc Léonard. Idaho. Acrylique/bois. 60x73 cm A retrouver sur ses sites, là et là
J’ai trois fenêtres à ma chambre :
L’amour, la mer, la mort,
Sang vif, vert calme, violet.
Ô femme, doux et lourd trésor !
Froids vitraux, odeurs d’ambre.
La mer, la mort, l’amour,
Ne sentir que ce qui me plaît…
Femme, plus claire que le jour !
Par ce soir doré de septembre,
La mort, l’amour, la mer,
Me noyer dans l’oubli complet.
Femme! femme! cercueil de chair !
Charles Cros, Recueil Le collier de griffes, p 316, Rimbaud, Cros, Corbières,
Lautréamont, Collection Bouquins
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10/02/2013
Jardins, (Connaissance de l'est) , de Paul Claudel
Lotus Peak, de Liu Haisu Source
Il est trois heures et demie. Deuil blanc : le ciel est comme offusqué d’un linge. L’air est humide et cru.
J’entre dans la cité. Je cherche les jardins.
Je marche dans un jus noir. Le long de la tranchée dont je suis le bord croulant, l’odeur est si forte qu’elle est comme explosive. Cela sent l’huile, l’ail, la graisse, la crasse, l’opium, l’urine, l’excrément et la tripaille. Chaussés d’épais cothurnes ou de sandales de paille, coiffés du long capuce du foumaoou de la calotte de feutre, emmanchés de caleçons et de jambières de toile ou de soie, je marche au milieu de gens à l’air hilare et naïf.
Le mur serpente et ondule, et sa crête, avec son arrangement de briques et de tuiles à jour, imite le dos et le corps d’un dragon qui rampe ; une façon, dans un flot de fumée qui boucle, de tête le termine. — C’est ici. Je heurte mystérieusement à une petite porte noire : on ouvre. Sous des toits surplombants, je traverse une suite de vestibules et d’étroits corridors. Me voici dans le lieu étrange.
C’est un jardin de pierres. — Comme les anciens dessinateurs italiens et français, les Chinois ont compris qu’un jardin, du fait de sa clôture, devait se suffire à lui-même, se composer dans toutes ses parties. Ainsi la nature s’accommode singulièrement à notre esprit, et, par un accord subtil, le maître se sent, où qu’il porte son œil, chez lui. De même qu’un paysage n’est pas constitué par de l’herbe et par la couleur des feuillages, mais par l’accord de ses lignes et le mouvement de ses terrains, les Chinois construisent leurs jardins à la lettre, avec des pierres. Ils sculptent au lieu de peindre. Susceptible d’élévations et de profondeurs, de contours et de reliefs, par la variété de ses plans et de ses aspects, la pierre leur a semblé plus docile et plus propre que le végétal, réduit à son rôle naturel de décoration et d’ornement, à créer le site humain. La nature elle-même a préparé les matériaux, suivant que la main du temps, la gelée, la pluie, use, travaille la roche, la fore, l’entaille, la fouille d’un doigt profond. Visages, animaux, ossatures, mains, conques, torses sans tête, pétrifications comme d’un morceau de foule figée, mélangée de feuillages et de poissons, l’art chinois se saisit de ces objets étranges, les imite, les dispose avec une subtile industrie.
Le lieu ici représente un mont fendu par un précipice et auquel des rampes abruptes donnent accès. Son pied baigne dans un petit lac que recouvre à demi une peau verte et dont un pont en zigzag complète le cadre biais. Assise sur des pilotis de granit rose, la maison-de-thé mire dans le vert-noir du bassin ses doubles toits triomphaux, qui, comme des ailes qui se déploient, paraissent la lever de terre. Là-bas, fichés tout droit dans le sol comme des chandeliers de fer, des arbres dépouillés barrent le ciel, dominent le jardin de leurs statures géantes. Je m’engage parmi les pierres, et par un long labyrinthe dont les lacets et les retours, les montées et les évasions, amplifient, multiplient la scène, imitent autour du lac et de la montagne la circulation de la rêverie, j’atteins le kiosque du sommet. Le jardin paraît creux au-dessous de moi comme une vallée, plein de temples et de pavillons, et au milieu des arbres apparaît le poème des toits.
Il en est de hauts et de bas, de simples et de multiples, d’allongés comme des frontons, de turgides comme des sonnettes. Ils sont surmontés de frises historiées, décorés de scolopendres et de poissons : la cime arbore à l’intersection ultime de ses arêtes, — cerf, cigogne, autel, vase ou grenade ailée, — emblème. Les toitures dont les coins remontent, comme des bras on relève une robe trop ample, ont des blancheurs grasses de craie, de noirs de suie jaunâtres et mats. L’air est vert, comme lorsqu’on regarde au travers d’une vieille vitre.
L’autre versant nous met face au grand Pavillon, et la descente qui lentement me ramène vers le lac par des marches irrégulières gradue d’autres surprises. À l’issue d’un couloir, je vois les cinq ou six cornes du toit dont le corps m’est dérobé pointer en désordre contre le ciel. Rien ne peint le jet ivre de ces proues fées, la fière élégance de ces pédoncules fleuris qui dirigent obliquement vers la nue chagrine un lys. Pourvue de cette fleur, la forte membrure se relève comme une branche qu’on lâche.
J’ai atteint le bord de l’étang, dont les tiges des lotus morts traversent l’eau immobile. Le silence est profond comme dans un carrefour de forêt l’hiver.
Ce lieu harmonieux fut construit pour le plaisir des membres du « Syndicat du commerce des haricots et du riz », qui, sans doute, par les nuits de printemps, y viennent boire le thé en regardant briller le bord inférieur de la lune.
L’autre jardin est plus singulier.
Il faisait presque nuit, quand, pénétrant dans l’enclos carré, je le vis jusqu’à ses murs rempli par un vaste paysage. Qu’on se figure un charriement de rochers, un chaos, une mêlée de blocs culbutés, entassés là par une mer en débâcle, une vue sur une région de colère, campagne blême telle qu’une cervelle divisée de fissures entre-croisées. Les Chinois font des écorchés de paysages. Inexplicable comme la nature, ce petit coin paraissait vaste et complexe comme elle. Du milieu de ces rocailles s’élevait un pin noir et tors ; la minceur de sa tige, la couleur de ses houppes hérissées, la violente dislocation de ses axes, la disproportion de cet arbre unique avec le pays fictif qu’il domine, — tel qu’un dragon qui, fusant de la terre comme une fumée, se bat dans le vent et la nuée, — mettaient ce lieu hors de tout, le constituaient grotesque et fantastique. Des feuillages funéraires, çà et là, ifs, thuyas, de leurs noirs vigoureux, animaient ce bouleversement. Saisi d’étonnement, je considérais ce document de mélancolie. Et du milieu de l’enclos, comme un monstre, un grand rocher se dressait dans la basse ombre du crépuscule comme un thème de rêverie et d’énigme.
Extrait de Connaissance de l'est, de Paul Claudel. Collection Poésies, Gallimard
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27/01/2013
Ballade du dernier amour, de Charles Cros
"nuit blanche", encres pigments et gouache, 30x40 cm , © pierre gaudu
(image non diffusable sans son accord) A retrouver sur son site http://dessin-ivre.blogspot.fr
Mes souvenirs sont si nombreux
Que ma raison n'y peut suffire.
Pourtant je ne vis que par eux,
Eux seuls me font pleurer et rire.
Le présent est sanglant et noir ;
Dans l'avenir qu'ai-je à poursuivre ?
Calme frais des tombeaux, le soir !...
Je me suis trop hâté de vivre.
Amours heureux ou malheureux,
Lourds regrets, satiété pire,
Yeux noirs veloutés, clairs yeux bleus,
Aux regards qu'on ne peut pas dire,
Cheveux noyant le démêloir
Couleur d'or, d'ébène ou de cuivre,
J'ai voulu tout voir, tout avoir.
Je me suis trop hâté de vivre.
Je suis las. Plus d'amour. Je veux
Vivre seul, pour moi seul décrire
Jusqu'à l'odeur de tes cheveux,
Jusqu'à l'éclair de ton sourire,
Dire ton royal nonchaloir,
T'évoquer entière en un livre
Pur et vrai comme ton miroir.
Je me suis trop hâté de vivre.
Envoi
Ma chanson, vapeur d'encensoir,
Chère envolée, ira te suivre.
En tes bras j'espérais pouvoir
Attendre l'heure qui délivre ;
Tu m'as pris mon tour. Au revoir.
Je me suis trop hâté de vivre.
Charles cros, Le coffret de Santal, extrait de Rimbaud, Cros, Corbière, Lautréamont, Collection Bouquins, Robert Laffont, p 249-250.
Merci à Pierre Gaudu pour sa confiance dans mes choix.
07:10 Publié dans Noir, Poésie et couleurs | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : ballade du dernier amour, charles cros, pierre gaudu, nuit blanche, noir, or, cuivre, bleu | Facebook | Imprimer | | |
23/01/2013
Répétition, de Valérie Rouzeau
Tableau de Marc Leonard - Séance n°286 - Bienvenue - Acrylique - 146x114 cm. Lien sur son site
On ne connaît pas le cœur des gens
Il est tant mal visible que parfois
On cogne dedans
Quelle misère de prendre le train
Quand au bout i n'y a personne rien
On ne sait pas l'avais des anges
Non plus que des moulins à eau
On se sert un grand verre de vent
De source de pluie des yeux
On ignore comment vivre comme eux
On se sert un grand verre de vin
Dans une maison avec enfants avenir chien
Le quai fait des bruits de chaussures
Le quai fait des bruits de valises à roulettes et des
bruits d'avant
Le quai est vide vide vide on bute dans l'air
Pardon messieurs dames j'ai cru à un nuage
Vous êtes innombrables qui ne m'êtes personne
Je suis innombrable et comme vous presque rien
Prenons donc un pot amical au lieu d'un pot au noir
d'un mauvais coup
On ne connaît pas d'autre cœur dans le noir que le
nôtre et encore
Ni dans le jour non plus alors à la bonne vôtre
Et nous débarquerons sous le soleil battant.
Valérie Rouzeau, Quand je me deux, Le temps qu'il fait,2009, p. 45-46.
Merci à Marc Léonard pour sa confiance.
Merci à Tristan Hordé et à son blog litteraturedepartout.hautetfort.com
19:47 Publié dans Noir, Poésie et couleurs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : valérie rouzeau, quand je me deux, marc leonard, noir | Facebook | Imprimer | | |