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17/11/2010

Couleurs, de Federico Garcia Lorca

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Au-dessus de Paris
la lune est violette.
Elle devient jaune
dans les villes mortes.
Il y a une lune verte
dans toutes les légendes.
Lune de toile d’araignée
et de verrière brisée,
et par-dessus les déserts
elle est profonde et sanglante.

Mais la lune blanche,
la seule vraie lune,
brille sur les calmes
cimetières de villages.

Chansons sous la lune

Tableau d'Atkinson Grimshaw

12/11/2010

Poème à mon frère blanc, de Leopold SEDAR SENGHOR

Cher frère blanc,
Quand je suis né, j'étais noir,
Quand j'ai grandi, j'étais noir,
Quand je suis au soleil, je suis noir,
Quand je suis malade, je suis noir,
Quand je mourrai, je serai noir.

Tandis que toi, homme blanc,
Quand tu es né, tu étais rose,
Quand tu as grandi, tu étais blanc,
Quand tu vas au soleil, tu es rouge,
Quand tu as froid, tu es bleu,
Quand tu as peur, tu es vert,
Quand tu es malade, tu es jaune,
Quand tu mourras, tu seras gris.

Alors, de nous deux,
Qui est l'homme de couleur ?

11/11/2010

Princesse qu'on rentre, d'Eve Roland

princesse rouge dans ta cuisine rêvant
mariée pas en blanc tu préférais l'amour
oubliées les années manifs et Tombouctou
à présent tu choues vert tu torchonnes à carreaux
tu troues dans la chaussette et tu mercurochromes
ils vécurent à deux et eurent certains enfants

tu chantais la vie large et le vent et le vent
mais lui levant — les yeux au ciel qu'est-ce que t'attends
(peut-être qu'il faudrait changer une roue au carosse, il va branlant)
toi
tu penses à cet oiseau qui bat
des ailes dans ton coeur
à la lumière d'avril tu penses
au hérisson près de l'étang l'été dernier au crépuscule
tu penses
aux ruades d'une jument verte
(parce que bleue n'en a plus depuis longtemps)
tu penses
aux bris de verre dans la rue le soir
aux cris d'enfants seuls dans le noir
tu penses
à Cendrillon tu touilles
dans le pot au noir la citrouille (…)

Extrait de Princesse qu'on rentre, éditions Mémoire Vivante (2010)

09/11/2010

Le condamné à mort de Jean Genet

Sur mon cou sans armure et sans haine, mon cou
Que ma main plus légère et grave qu’une veuve
Effleure sous mon col, sans que ton cœur s’émeuve,
Laisse tes dents poser leur sourire de loup.

Ô viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d’Espagne,
Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.
Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main,
Mène-moi loin d’ici battre notre campagne.

Le ciel peut s’éveiller, les étoiles fleurir,
Ni les fleurs soupirer, et des prés l’herbe noire
Accueillir la rosée où le matin va boire,
Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir.

Ô viens mon ciel de rose, ô ma corbeille blonde !
Visite dans sa nuit ton condamné à mort.
Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords,
Mais viens ! Pose ta joue contre ma tête ronde.

Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.
Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.
On peut se demander pourquoi les cours condamnent
Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.

Amour viens sur ma bouche ! Amour ouvre tes portes !
Traverse les couloirs, descends, marche léger,
Vole dans l’escalier, plus souple qu’un berger,
Plus soutenu par l’air qu’un vol de feuilles mortes.

Ô Traverse les murs ; s’il le faut marche au bord
Des toits, des océans ; couvre-toi de lumière,
Use de la menace, use de la prière,
Mais viens, ô ma frégate, une heure avant ma mort.

 

 

08/11/2010

Femme nue, femme noire, de Leopold Sedar Senghor

Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J'ai grandi à ton ombre; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu'au coeur de l'Eté et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d'un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein coeur, comme l'éclair d'un aigle

Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais
lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du
Vent d'Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée

Femme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l'athlète, aux
flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta
peau.

Délices des jeux de l'Esprit, les reflets de l'or ronge ta peau qui se moire

A l'ombre de ta chevelure, s'éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux. Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l'Eternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les
racines de la vie.

06/11/2010

Justine, de Lawrence Durell


    « Je repense à cette époque où le monde connu existait à peine pour nous quatre ; les jours n’étaient que des espaces entre des rêves, des espaces entre les paliers mouvants du temps, des occupations, des bavardages… Un flux et reflux d’affaires insignifiantes, qui ne nous conduisait nulle part, ne nous apportait rien, une existence qui n’attendait rien d’autre de nous que l’impossible : être nous-mêmes. Justine disait que nous étions pris dans la projection d’une volonté trop puissante et trop délibérée pour être humaine, le champ d’attraction qu’Alexandrie dirigeait sur ceux qu’elle avait élus pour être ses vivants symboles…

    Six heures. Le piétinement des silhouettes blanches aux abords de la gare. Les magasins qui se remplissent et se vident comme des poumons dans la rue des Sœurs. Les pâles rayons du soleil d’après-midi qui s’allongent et éclaboussent les longues courbes de l’esplanade, et les pigeons ivres de lumière, qui se pressent sur les minarets pour baigner leurs ailes aux derniers éclats du couchant. Tintement des pièces d’argent sur les comptoirs des changeurs. Les barreaux de fer aux fenêtres de la banque, encore trop brûlants pour qu’on puisse y poser la main. Roulement des attelages emmenant les fonctionnaires coiffés de leur pot de fleurs rouge vers les cafés de la Corniche. C’est l’heure la plus pénible à supporter, et, de mon balcon, je l’aperçois qui s’en va vers la ville, d’une démarche nonchalante, en sandales blanches, encore mal éveillée. La ville sort lentement de sa coquille, comme une vieille tortue et risque un coup d’œil au-dehors. Pour un moment elle abandonne les vieux lambeaux de sa chair, tandis que d’une ruelle cachée près de l’abattoir, dominant les beuglements et les bêlements, montent les bribes nasillardes d’une chanson d’amour syrienne. Quarts de ton suraigus, tel un sinus réduit en poudre dans un moulin à poivre.

  Lawrence Durrell, Justine, Buchet-Chastel, Paris, 1959; Le Livre de Poche, 1963, pp. 25 à 27.

19/10/2010

Paysages (3), de James Sacré

Il y a toute cette floraison des églantiers qui donne aux buissons, à la masse de verdure qui descend là devant mes yeux jusqu’aux régularités fin peignées des jardins, une fragilité presque envolée, à la fois des pétales trop vite presque défaits dès que s’ouvrent les fleurs, et de la finesse un peu jetée en l’air de brins de feuillage épineux… qui donne aussi à tout ce vert et à la fin printemps une sorte de sourire égratigné qui saigne (mais c’est pas grave, comme de se couper un peu en usant d’un rasoir mécanique). On ne sait pas quand la main d’un peintre a mis ces légères touches, à peine roses, dans l’épaisseur des buissons, mais comme on voit (est-ce bien le mot qui convient ?) ça me fait écrire. Seulement, dans la coulée de cette assez longue phrase où sont vraiment des églantiers d’encre, ou des rêveries derrière des mots qui ne sont pas sûrs de vraiment les évoquer ?

 

James Sacré, Le poème n’y a vu que des mots, Centre Poétique de Rochefort-sur-Loire / L’idée bleue, 2007, p. 112.

 

 

 

11/10/2010

Si tu savais, de Robert Desnos

Loin de moi et semblable aux étoiles et à tous les accessoires de la mythologie poétique,
Loin de moi et cependant présente à ton insu,
Loin de moi et plus silencieuse encore parce que je t'imagine sans cesse,
Loin de moi, mon joli mirage et mon rêve éternel, tu ne peux pas savoir.
Si tu savais.
Loin de moi et peut-être davantage encore de m'ignorer et m'ignorer encore.
Loin de moi parce que tu ne m'aimes pas sans doute ou, ce qui revient au même, que j'en doute.
Loin de moi parce que tu ignores sciemment mes désirs passionnés
Loin de moi parce que tu es cruelle.
Si tu savais.
Loin de moi, ô joyeuse comme la fleur qui danse dans la rivière au bout de sa tige aquatique, ô triste comme sept heures du soir dans les champignonnières.
Loin de moi silencieuse encore ainsi qu'en ma présence et joyeuse encore comme l'heure en forme de cigogne qui tombe de haut.
Loin de moi à l'instant où chantent les alambics, l'instant où la mer silencieuse et bruyante se replie sur les oreillers blancs.
Si tu savais.
Loin de moi, ô mon présent tourment, loin de moi au bruit magnifique des coquilles d'huîtres qui se brisent sous le pas du noctambule, au petit jour, quand il passe devant la porte des restaurants.
Si tu savais.
Loin de moi, volontaire et matériel mirage.
Loin de moi, c'est une île qui se détourne au passage des navires.
Loin de moi un calme troupeau de boeufs se trompe de chemin, s'arrête obstinément au bord d'un profond précipice, loin de moi, ô cruelle.
Loin de moi, une étoile filante choit dans la bouteille nocturne du poète. Il met vivement le bouchon et dès lors il guette l'étoile enclose dans le verre, il guette les constellations qui naissent sur les parois, loin de moi, tu es loin de moi.
Si tu savais.
Loin de moi une maison achève d'être construite.
Un maçon en blouse blanche au sommet de l'échafaudage chante une petite chanson très triste et, soudain, dans le récipient empli de mortier apparaît le futur de la maison : les baisers des amants et les suicides à deux et la nudité dans les chambres des belles inconnues et leurs rêves- à minuit, et les secrets voluptueux surpris par les lames de parquet.
Loin de moi,
Si tu savais.
Si tu savais comme je t'aime et, bien que tu ne m'aimes pas, comme je suis joyeux, comme je suis robuste et fier de sortir avec ton image en tête, de sortir de l'univers.
Comme je suis joyeux à en mourir.
Si tu savais comme le monde m'est soumis.
Et toi, belle insoumise aussi, comme tu es ma prisonnière.
Ô toi, loin de moi, à qui je suis soumis.
Si tu savais.


Extrait de Corps et biens

10/10/2010

Vert, 2 d'Antoine Emaz

la lumière tourne

lente

c’est un jardin l’hiver

en fin d’après-midi

la maison calme

il faudrait que les mots ne fassent pas plus de bruit que les choses qu’on les entende à peine dire la table l’herbe le verre de vin comme une vaguelette une ride de son sur la vie silencieuse quasi rien

le frigo vibre

entre vert et jaune

la glycine hésite

pour son restant de feuilles

tout se tient

et tremble

 Extrait de PeauEdition Tarabuste

 

08/10/2010

Aube d'octobre, de Philippe Jaccottet

Il fait un peu plus froid.
   
Le rouge-queue chante dans l'aube qui se dissipe.
   
C'est comme si chantait un charbon.
   
En plein midi, soudain, deux martinets très haut dans le ciel à côté d'un nuage en forme de tour blanche, légère — comme je ne sais quelle apparition foudroyante, énigmatique, ou quelle mesure de la hauteur de l'air, quelle révélation de l'espace aérien, quelle flèche de fer dans le cœur. Une joie bizarre, d'à peine une seconde — et en me relisant, je me rappelle le gerfaut des Solitudes, « scandale bizarre de l'air » —, une lettre tracée sur le bleu puis effacée, un trait — ou le crochet d'un hameçon ? Sait-on qui a pu vous ferrer ainsi ?
   
   
La fauvette dans le tilleul : chant extraordinairement, mystérieusement clair, comme s'il traversait, transperçait une enveloppe, franchissait une limite.
   
   
Fauvette
dernier oiseau parleur en plein été
de quoi me parles-tu ainsi de loin en loin
dans le feuillage du tilleul ?
De quoi peut donc parler voix si limpide ?
   
   
Philippe Jaccottet, Autres journées, Fata Morgana, 1987, 
   

Adieu, de Pierre-Jean Jouve

poème;poésie,adieu de pierre-jean jouve

 

I

Noir. Noir. Sentiment noir.
Frappe image noire un coup retentissant sur le gong du lointain
Pour l'entrée à l'épaisseur bien obscure de ce coeur
L'épaisse cérémonie à la longue plaine noire
De l'intérieur et de l'adieu, de minuit et du départ!

Frappe, comme un gong noir à la porte d'enfer!
Un aigre vent soulève les roseaux des sables
Confond les monts
Sous les nuées de mauvais temps de la mémoire
Fait retomber la vague en éclatante blancheur dans le néant.

C'est la journée épaisse intime où Elle part
Jetant un dernier oeil aux prouesses d'amant,
Où il quitte, quelques maigres longueurs encor de faible sable
Et poussant la vieillesse de l'âge un aigre vent.

Noir, noir, sentiment noir, oh frappe clair et noir
Pour l'épaisse cérémonie à la terre sans lendemain
Portant comme un socle divin le monument de leur départ.


II

De longues lignes de tristesse et de brouillard
Ouvrent de tous côtés cette plaine sans fin
Où les monts s'évaporent puis reprennent
A des hauteurs que ne touche plus le regard:
Là où nous sommes arrivés, donne ta main,

Puis aux saules plus écroulés que nos silences
A l'herbe de l'été que détruisent tes pieds
Dis un mot sans raison profère un vrai poème,
Laisse que je caresse enfin tes cheveux morts
Car la mort vient roulant pour nous ses tambours loin,

Laisse que je retouche entièrement ton corps
Dans son vallon ou plage extrême fleur du temps
Que je plie un genou devant ta brune erreur
Ta beauté ton parfum défunt près du départ
Adorant ton défaut ton vice et ton caprice
Adorant ton abîme noir sans firmament.

Laisse ô déjà perdue, et que je te bénisse
Pour tous les maux par où tu m'as appris l'amour
Par tous les mots en quoi tu m'as appris le chant.


III

Adieu. La nuit déjà nous fait méconnaissables
Ton visage est fondu dans l'absence. Oh adieu
Détache ta main de ma main et tes doigts de mes doigts arrache
Laissant tomber entre nos espaces le temps
Solitaire étranger le temps rempli d'espaces;
Et quand l'obscur aura totalement rongé
La forme de ton ombre ainsi qu'une Eurydice
Retourne-toi afin de consommer ta mort
Pour me communiquer l'adieu. Adieu ma grâce
Au point qu'il n'est espoir de relier nos sorts
Si même s'ouvre en nous le temple de la grâce.

 

Tableau (huile) d'Atkinson Grimshaw

04/10/2010

La complainte du petit cheval blanc, de Paul Fort

 

cheval blanc de rubens.jpg

Le petit cheval dans le mauvais temps,

 qu'il avait donc du courage !

C'était un petit cheval blanc,

tous derrière et lui devant.

 

Il n'y avait jamais de beau temps

dans ce pauvre paysage.

Il n'y avait jamais de printemps,

ni derrière ni devant.

 

Mais toujours il était content,

menant les gars du village,

à travers la pluie noire des champs,

tous derrière et lui devant.

 

Sa voiture allait poursuivant

sa belle petite queue sauvage.

C'est alors qu'il était content,

eux derrière et lui devant.

 

Mais un jour, dans le mauvais temps,

un jour qu'il était si sage,

il est mort par un éclair blanc,

tous derrière et lui devant.

 

Il est mort sans voir le beau temps,

qu'il avait donc du courage !

Il est mort sans voir le printemps

ni derrière ni devant.

 

02/10/2010

Depuis tant d'années...de Lorand Gaspar

Depuis tant d'années je lave mon regard
dans une fenêtre où ciel et mer
depuis toujours sont sans s'interrompre
où leurs vies sont un, sont innombrables
sont une fois encore dans mon âme
un champ magnétique d'épousailles
une goutte de lumière-oiseau.

Depuis tant d'années je lave mon regard
à la première couleur si fraîche
sur les lèvres humides de nuit
d'être la peau et d'être la pierre
où mes doigts rencontrent le secret,
ce savoir qu'ils sont et celui qui est
des tonnes infinies de lumière.
Du plus pâle au tranchant du plus sombre
sans s'interrompre entre sang et pensée
entre feuille pinceau étendue
corps de liquide musique à jamais ―


Lorand Gaspar, Cahier Lorand Gaspar, éditions Le Temps qu’il fait, Cahier Seize, sous la direction de Daniel Lançon, avril 2004, page 71.*



Note : ce poème a été publié en 2001 dans la collection Poésie/Gallimard : Lorand Gaspar, Sidi-Bou-Saïd, Patmos et autres poèmes, p. 43.

 

24/09/2010

Oiseaux qui sont dans l’herbe en automne, de James Sacré

Une caille est un geste
lancé dans le bleu un carré
de petit lotier (dessin
d’un village hangar et des tuiles
entre deux branches) geste lancé
par-dessus le buisson derrière
caillou tombé de la grande herbe
une ombre où dans le silence
bat son cœur d’ombre où ?

La perdrix elle pourrait être un bruit
dans ce poème (silence un automne et la
couleur des regains) si les mots...
                                    rien qu’un motif
au bord de l’imagination : tache automne
orangé en (silence) d’un coq de roche — Brésil
ou braise en mon trou natal ; perdrix
rouge dans un regain (pas d’Amazonie) parlé
de plus en plus gris.


Une caille est tellement loin mais
presque sous mon pied (luzerne
en septembre le temps doré des
petits cailloux blancs) autrefois aujourd’hui
quelle trace : un poème aussi soudain (blanc
de la page rempli derrière la vitre un autre
espace en automne un arbre et des
petits mots noirs) aujourd’hui demain
quelle trace. Le mot caille est tellement
Loin. Poème comme un fusil.

[...]

James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine, repris dans Les Mots longtemps, Qu’est-ce que le poème attend ?, Tarabuste, 2003, p. 81-82.

06/09/2010

Un sport et un passe-temps (extrait) de James Salter

C'est la France verte, bourgeoise. Nous roulons à une vitesse phénomènale. Nous passons sur des ponts, une brève série de martèlements. La campagne s'ouvre. Nous sommes en route vers des villes où personne ne va. Il y a de longues étendues couleur de blé, puis une terre verte, plane, étale et riche. Les fermes sont en pierre. La sagesse ancestrale veut que la terre soit la seule richesse qui compte, conviction qu'il n'y a lieu ni de remettre en cause, ni de changer. Pays dégagé, plat comme des terrain de jeux. Bouquets d'arbres.

Editions de l'Olivier.

01/09/2010

Exercices de style, de Raymond Queneau

Deux textes dédiés à la couleur dans le recueil Exercices de style de Raymond Queneau.  
 
L'arc-en-ciel

Un jour, je me trouvais sur la plate-forme d'un autobus violet. Il y avait là un jeune homme assez ridicule : cou indigo, cordelière au chapeau. Tout d'un coup, il proteste contre un monsieur bleu. Il lui reproche notamment, d'une voix verte, de le bousculer chaque fois qu'il descend des gens. Ceci dit, il se précipite, vers une place jaune, pour s'y asseoir.

Deux heures plus tard, je le rencontre devant une gare orangée. Il est avec un ami qui lui conseille de faire ajouter un bouton à son pardessus rouge.

Visuel

Dans l'ensemble c'est vert avec un toit blanc, allongé, avec des vitres. C'est
pas le premier venu qui pourrait faire ça, des vitres. La plate-forme c'est sans
couleur, c'est moitié gris moitié marron si l'on veut. C'est surtout plein de
courbes, des tas d'S pour ainsi dire. Mais à midi comme ça, heure d'affluence,
c'est un drôle d'enchevêtrement. Pour bien faire faudrait étirer hors du magma
un rectangle d'ocre pâle, y planter au bout un ovale pâle ocre et là-dessus
coller dans les ocres foncés un galurin que cernerait une tresse de terre de
Sienne brülée et entremêlée par-dessus le marché. Puis on t'y foutrait une tache
caca d'oie pour représenter la rage, un triangle rouge pour exprimer la colère
et une pissée de vert pour rendre la bile rentrée et la trouille foireuse.

Après ça on te dessinerait un de ces jolis petits mignons de pardingues bleu
marine avec, en haut, juste en dessous de l'échancrure, un joli mignon bouton
dessiné au petit quart de poil.
 
Folio numero 1363

 

31/07/2010

La peau du monde, de René Daumal

Je vis et je vais m’interrogeant de la vie, 
et l’image méconnaissable de moi-même, 
ce monde d’air, de roc, de maisons, de lumières, 
de millions de visages sans lois, sans voix 
ce cuivre, ce bois verni, ces souffles, ces cris, 
tournent, couleurs à fleur de peau, 
formes touchées, mangées, où suis-je ? 
 
             (non, non, ce n’est pas une devinette, 
             hélas, ce n’est pas une devinette, 
             que ce soit ici ou ailleurs 
             je ne me reconnais plus.) 
 
Ordre si fragile de la géométrie, 
ne me prodigue plus les consolations de ton cœur de fer. 
Ces jours, je vais dans les couleurs et les sons mêlés, 
et je vois la nuit dans les plus vives lumières, 
monde, monstrueux fantôme, 
ton jour est la plus vide des nuits. 
Une voix dit : ″où suis-je ? qui suis-je ?″ 
 
Est-ce ma voix dans ce désert ? 
La surface de chaque chose 
est tendue par la nuit qui la gonfle, 
− Oh ! cette nuit en voiles de soleil ! 
Oui, cette parole dans la bulle d’illusion, 
cette parole perdue,  
ce n’est jamais que la mienne.
 

 
 
 
René Daumal, ″L’ennemi du jour », in Le contre-ciel, suivi de Les dernières paroles du poète, Poésie /Gallimard, n° 63, 1970, p. 141.  
 

30/07/2010

Feuillets, Ecrits 1, de Gustave Roud

Encrier renversé 
                                  tous mes morts vont flairer 
       ce sang noir 
       O caverne d’os au creux de mes deux mains 
       dégorge cette foule qui se lève en silence et 
       piétine ma pensée 
                                  ils vivent ils vivent ils 
       jaillissent de l’âcre odeur 
       Mais ma lampe saura les dévorer et tous ceux 
       qui triompheront de sa lumière je dessine ici 
       le lac magique de leur capture pour toujours. 
  

       L’exubérance, fleurs, feuillages, du milieu de juin n’est rien comparée à la puissante maturité qui saisit cette terre plus belle qu’aucun ciel. A la fin de juillet le ciel auparavant comme une lisse toile bleue se creuse soudain, gouffre sans un frisson où baignent les feuillages verts et noirs d’une dureté inexorable ; et lorsque août arrive, on voit vers le soir la lumière comme un fleuve fuir à l’horizon vers une mer inconnue et rendre à la voûte abandonnée sa transparence peu à peu chargée d’étoiles.  
 


 
       
 
Gustave Roud, Feuillets, Écrits 1, Bibliothèques des arts, 1978, pp.27 et 30 
 

29/07/2010

La désillusion, de René Daumal

 Blanc et noir et blanc et noir,
attention, je vais vous apprendre à mourir,
fermez les yeux, serrez les dents,
clac ! vous voyez, ce n’est pas difficile,
il n’y a là rien d’étonnant.

 

— Je vous parle sans passion,
noir et blanc et noir et blanc,
clac ! vous voyez qu’on s’y fait vite, je vous parle sans amour, et pourtant vous savez bien...
il faut être évident jusqu’à l’absurde —

   Blanc et noir et blanc et noir et noir et blanc,
  si nos âmes échangeaient leur corps,
  il n’y aurait rien de changé,
  alors ne parlez plus de corps ni d’âmes.

 

Blanc, noir, clac ! c’est la seule chose
qu’ensemble nous pouvons comprendre,
(mais n’est-ce pas qu’il n’y a là rien de tragique ?)

Je vous parle sans passion,
blanc, noir, blanc, noir, clac,
et c’est mon éternel cri de mourant,
ce cri blanc, ce trou noir...
Oh ! Vous n’entendez pas,
vous n’existez pas,
je suis seul à mourir.

 René Daumal, Le contre-ciel, suivi de Les dernières paroles du poète, Poésie/Gallimard, 1970, p. 73-74.

16/07/2010

Le Domaine des morts, de Maurio Fabi

La déchirante beauté d'un arbre 
qui meurt lequel 
retient encore un peu ses feuilles 
cette grâce distante que seul ce  
qu'on abandonne affecte de posséder 
ces couleurs implicites qu'ont les choses 
quand elles s'achèvent 
la vie qui est autour de lui dans le bois 
le chant des branches et l'horizon 
la vallée, 
le spectacle incroyable 
antique et nouveau d'un crépuscule. 
 

 
Rêver de mourir d'être mort de 
mourir peu à peu 
dans un lit à peine fait 
avec les enfants qui jouent 
dans la pièce à côté 
le bruit feutré des pantoufles sur les 
escaliers 
une chaise qui se déplace l'odeur 
de choses qu'on devra abandonner 
la hâte de celui qui t'aime 
 
ce passage imperceptible 
d'une saison à l'autre 
d'une vie à l'autre qui s'annonce 
dans un coup de vent 
dans la tache de lumière qui s'agrandit 
sur le plancher. 
 
* * *  
 
La struggente bellezza di un albero 
che muore il suo 
trattenere ancora un poco le foglie 
quella grazia distante che solo ciò 
che si abbandona mostra di possedere 
quei colori impliciti che hanno le cose 
quando si esauriscono 
la vita che gli sta intorno nel bosco 
il canto delle fronde e l'orizzonte 
la valle, 
lo spettacolo incredibile 
antico e nuovo di un  tramonto. 
 

 
Sognare di morire di esser morto di 
morire a poco a poco 
in un letto appena fatto 
con i bambini che giocano 
nella stanza accanto 
il rumore felpato di pantofole sulle 
scale  
una sedia che si sposta l'odore 
di cose che si dovranno abbandonare 
la premura di chi ti vuole bene 
 
quel passaggio impercettibile  
da una stagione all'altra 
da una vita all'altra che si annuncia 
in un colpo di vento 
nella macchia di luce che si allarga 
sul pavimento 
 
 
Mauro Fabi, Le Domaine des morts, traduction Olivier Favier, Alidades, (extraits).