Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

16/01/2016

L'hiver qui vient, de Jules Laforgue

mstislav-dobuzhinsky white-nights-1922-4.jpg

Mstislav Dobuzhinsky, 1922

 

Blocus sentimental ! Messageries du Levant !...
Oh, tombée de la pluie ! Oh ! tombée de la nuit,
Oh ! le vent !...
La Toussaint, la Noël et la Nouvelle Année,
Oh, dans les bruines, toutes mes cheminées !...
D'usines....

On ne peut plus s'asseoir, tous les bancs sont mouillés ;
Crois-moi, c'est bien fini jusqu'à l'année prochaine,
Tant les bancs sont mouillés, tant les bois sont rouillés,
Et tant les cors ont fait ton ton, ont fait ton taine !...

Ah, nuées accourues des côtes de la Manche,
Vous nous avez gâté notre dernier dimanche.

Il bruine ;
Dans la forêt mouillée, les toiles d'araignées
Ploient sous les gouttes d'eau, et c'est leur ruine.

Soleils plénipotentiaires des travaux en blonds Pactoles
Des spectacles agricoles,
Où êtes-vous ensevelis ?
Ce soir un soleil fichu gît au haut du coteau
Gît sur le flanc, dans les genêts, sur son manteau,
Un soleil blanc comme un crachat d'estaminet
Sur une litière de jaunes genêts
De jaunes genêts d'automne.
Et les cors lui sonnent !
Qu'il revienne....
Qu'il revienne à lui !
Taïaut ! Taïaut ! et hallali !
Ô triste antienne, as-tu fini !...
Et font les fous !...
Et il gît là, comme une glande arrachée dans un cou,
Et il frissonne, sans personne !...

Allons, allons, et hallali !
C'est l'Hiver bien connu qui s'amène ;
Oh ! les tournants des grandes routes,
Et sans petit Chaperon Rouge qui chemine !...
Oh ! leurs ornières des chars de l'autre mois,
Montant en don quichottesques rails
Vers les patrouilles des nuées en déroute
Que le vent malmène vers les transatlantiques bercails !...
Accélérons, accélérons, c'est la saison bien connue, cette fois.

Et le vent, cette nuit, il en a fait de belles !
Ô dégâts, ô nids, ô modestes jardinets !
Mon coeur et mon sommeil : ô échos des cognées !...

Tous ces rameaux avaient encor leurs feuilles vertes,
Les sous-bois ne sont plus qu'un fumier de feuilles mortes ;
Feuilles, folioles, qu'un bon vent vous emporte
Vers les étangs par ribambelles,
Ou pour le feu du garde-chasse,
Ou les sommiers des ambulances
Pour les soldats loin de la France.

C'est la saison, c'est la saison, la rouille envahit les masses,
La rouille ronge en leurs spleens kilométriques
Les fils télégraphiques des grandes routes où nul ne passe.

Les cors, les cors, les cors - mélancoliques !...
Mélancoliques !...
S'en vont, changeant de ton,
Changeant de ton et de musique,
Ton ton, ton taine, ton ton !...
Les cors, les cors, les cors !...
S'en sont allés au vent du Nord.

Je ne puis quitter ce ton : que d'échos !...
C'est la saison, c'est la saison, adieu vendanges !...
Voici venir les pluies d'une patience d'ange,
Adieu vendanges, et adieu tous les paniers,
Tous les paniers Watteau des bourrées sous les marronniers,
C'est la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre,
C'est la tisane sans le foyer,
La phtisie pulmonaire attristant le quartier,
Et toute la misère des grands centres.

Mais, lainages, caoutchoucs, pharmacie, rêve,
Rideaux écartés du haut des balcons des grèves
Devant l'océan de toitures des faubourgs,
Lampes, estampes, thé, petits-fours,
Serez-vous pas mes seules amours !...
(Oh ! et puis, est-ce que tu connais, outre les pianos,
Le sobre et vespéral mystère hebdomadaire
Des statistiques sanitaires
Dans les journaux ?)

Non, non ! C'est la saison et la planète falote !
Que l'autan, que l'autan
Effiloche les savates que le Temps se tricote !
C'est la saison, oh déchirements ! c'est la saison !
Tous les ans, tous les ans,
J'essaierai en choeur d'en donner la note.

 

 A retrouver sur http://www.laforgue.org

30/12/2015

Lettre à Anton Peschka, d'Egon Shiele (Extrait 2)

Temun_1987-1Emil Schumacher.jpg

Emil Schumacher

 

Je dors.

Toutes les mousses viennent à moi et entrelacent, en se fronçant, leur vie dans la mienne. Toutes les fleurs cherchent à me voir, et font vibrer mes sens frémissants. Des floraisons d’un vert oxydé, des fleurs vénéneuses irritables m’emportent dans les hauteurs. Voici que je descends, planant, intact… l’étrange monde. Puis je rêve de chasses sauvages, déchaînées, de rouges champignons pointus, de grands cubes noirs, qui peu à peu s’évanouissent puis, comme par miracle, se remettent à croître, deviennent d’énormes colosses ; je rêve de l’incendie flambant comme un enfer, de la bataille d’étoiles lointaines, jamais regardées, d’yeux gris éternels, de titans précipités, de mille mains qui se tordent comme des visages, de nuages de feu fumants, de millions d’yeux qui me regardent avec bonté, et deviennent blancs, toujours plus blancs, jusqu’à ce que j’entende.

 

Egon Schiele, catalogue et documentation par Gianfranco Malafarina, Flammarion, octobre 1983

21/12/2015

Lettre à Anton Peschka , d'Egon Schiele

Egon schiele landscape-at-krumau-1916.jpg

Egon Schiele, 1916, 110.5 x 141 cm, Wolfgang Gurlitt Museum, Linz, Austria

 

(Vienne)

Peschka ! […] Je brûle d’envie d’aller dans la forêt de Bohême. Mai, juin, juillet, août, septembre : il faut absolument que je voie quelque chose de nouveau, que je l’explore ; je veux déguster les eaux sombres, voir craquer des arbres, des airs sauvages, regarder ébahi des haies de jardin pourrissantes, y surprendre le foisonnement de la vie, entendre bruire les bouquets de bouleaux, frémir les feuilles ; je veux voir la lumière, le soleil, et savourer les humides vallées du soir au vert bleuissant, épier l’éclat fugace des poissons dorés, voir se former les blancs nuages, je voudrais parler aux fleurs. Scruter l’intimité des brins d’herbe, des hommes au teint rose, parler de dignes vieilles églises, de petites chapelles, je veux parcourir sans trêve des collines verdoyantes, parmi de vastes plaines, je veux baiser la terre, humer les tendres, chaudes fleurs des mousses. Alors je donnerai forme à de belles choses : des champs de couleurs…

Au petit matin, je voudrais revoir le soleil se lever, être libre de regarder la terre respirer, dans la lumière vibrante.

Harmoniser le champs qui respirent joie et beauté avec l’air parfumé de roses. De rudes montagnes aux rondeurs matelassées embrument de vastes lointains… Ô toi, terre odorante, devant nous, sous moi, réveille-moi, fais-moi mûrir comme un fruit au soleil ! Toi, sombre, brune terre poussiéreuse, à la rosée odoriférante, parfumée de fleurs, attirant les senteurs. Épanouis-toi au soleil qui, oui, nous donne tout. Joie ! Lumière sans prix, resplendis !

À l’ouvrage, homme actif ! Sois un fleuve inépuisable. Toi, verte vallée, tu me regardes, une verte atmosphère aquatique t’emplit, toi. De mes yeux mi-clos, je pleure de grosses larmes rouges, quand il m’est donné de te voir. Toi, œil douloureux, tu sens le souffle humide de la forêt. Toi qu’assaillent les senteurs, avec quelle ivresse dois-tu respirer l’haleine divine !

Je pleure en riant, ami, je pense à toi ; mieux, tu es en moi !

 

Egon Schiele, catalogue et documentation par Gianfranco Malafarina, Flammarion, octobre 1983 

23/11/2015

Pour (extraits), de Carol Snow

 

Cezanne Le fond du ravin.jpg

Paul Cezanne, le fond du ravin, 73 x 54 cm, Musée des Beaux-Arts, Houston, TX, USA

 

 

Postures du corps VI

 

Voulant non seulement l’immobilité des collines

mais une médiation — comme un regain

 

sur les collines — mur

de silence au-dessus des collines. Moore sculpte une figure

 

massive en marbre noir : un corps

de femme, couchée, courbée ; une éloquence

 

d’os, de coquillage,

pierres portées par-delà la contradiction.

 

                                               

                                                Tu t’es arrêtée

au bord de la route, étalement

 

de collines à mi-distance, quelques maisons. Seules les vertes

étendues du vignoble dans l’entre-deux

 

semblaient accessibles, c’est-à-dire humaines — question

d’échelle : silence imposant, tel que seules

 

les collines (également

imposantes) pouvaient reposer.

 

Cézanne, penché sur sa toile, aurait maîtrisé

cette vue, penses-tu : les bleus et les verts

et les ocres du proche et du lointain, cette posture

 

précaire de la danse, non le dessin qui unit

le dissemblable, par exemple les corps, mais le maintien

séparé du corps et du terrain, tu étais si

 

figée, tu pensais que tu pourrais devenir ces collines,

ou bien être née de ces collines

ou bien ton corps

aurait été un modèle pour ces collines.

 

Carol Snow, Pour, dans Rehauts, n° 35, printemps 2015,traduit de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès, p. 3-4.

02/11/2015

Le ventre de Paris (extrait chapitre 1), d'Emile Zola

 

emile zola,leon lhermitte,les halles,bleu,vert,or

Léon Lhermitte, Les Halles, 1895, Huile sur toile, H. : 404 ; L. : 635 cm

 

Il leva une dernière fois les yeux, il regarda les Halles. Elles flambaient dans le soleil. Un grand rayon entrait par le bout de la rue couverte, au fond, trouant la masse des pavillons d’un portique de lumière ; et, battant la nappe des toitures, une pluie ardente tombait. L’énorme charpente de fonte se noyait, bleuissait, n’était plus qu’un profil sombre sur les flammes d’incendie du levant. En haut, une vitre s’allumait, une goutte de clarté roulait jusqu’aux gouttières, le long de la pente des larges plaques de zinc. Ce fut alors une cité tumultueuse dans une poussière d’or volante. Le réveil avait grandi, du ronflement des maraîchers, couchés sous leurs limousines, au roulement plus vif des arrivages. Maintenant, la ville entière repliait ses griffes ; les carreaux bourdonnaient, les pavillons grondaient ; toutes les voix donnaient, et l’on eût dit l’épanouissement magistral de cette phrase que Florent, depuis quatre heures du matin, entendait traîner et se grossir dans l’ombre. A droite, à gauche, de tous côtés, des glapissements de criée mettaient des notes aiguës de petite flûte, au milieu des basses sourdes de la foule. C’était la marée, c’étaient les beurres, c’était la volaille, c’était la viande. Des volées de cloche passaient, secouant derrière elles le murmure des marchés qui s’ouvraient. Autour de lui, le soleil enflammait les légumes. Il ne reconnaissait plus l’aquarelle tendre des pâleurs de l’aube. Les coeurs élargis des salades brûlaient, la gamme du vert éclatait en vigueurs superbes, les carottes saignaient, les navets devenaient incandescents, dans ce brasier triomphal. A sa gauche, des tomberaux de choux s’éboulaient encore. Il tourna les yeux, il vit , au loin, des camions qui débouchaient toujours de la rue Turbigo. La mer continuait à monter. Il l’avait sentie à ses chevilles, puis à son ventre ; elle menaçait , à cette heure, de passer par-dessus sa tête. Aveuglé, noyé, les oreilles sonnantes, l’estomac écrasé par tout ce qu’il avait vu, devinant de nouvelles et incessantes profondeurs de nourriture, il demanda grâce , et une douleur folle le prit, de mourir ainsi de faim, dans Paris gorgé, dans ce réveil fulgurant des Halles. De grosses larmes chaudes jaillirent de ses yeux.

 

Le ventre de Paris, Emile Zola, Livre de Poche

01/11/2015

Du côté de chez Swann, de Marcel Proust

 

adrian coorte.jpg

 

Adriaen Coorte, Still Life with Asparagus, Cherries and a Butterfly , 1693/95, collection privée

 

 

À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre culinaires d’abord préparés dans des récipients de céramistes qui allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie et petits pots de crème, en passant par une collection complète de casseroles de toutes dimensions. Je m’arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outre-mer et de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied — encore souillé pourtant du sol de leur plant — par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé, elles jouaient, dans leur farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum.

 

Extrait du Côté de chez Swann, Marcel Proust.

29/10/2015

Lettre en Novembre, de Sylvia Plath

lettre en novembre,sylvia plath,valérie rouzeau,vert,gris,rouge,noir,or

La balle orange, Silvia Bar-am

 

Mon amour, le monde

Tourne, le monde se colore. Le réverbère

Déchire sa lumière à travers les cosses

Du cytise ébouriffé à neuf heures du matin.

C’est l’Arctique,

 

Ce petit cercle noir,

Ses herbes fauves et soyeuses — des cheveux de

bébé.

L’air devient vert, un vert

Très doux et délicieux.

Sa tendresse me réconforte comme un bon édre-

don.

 

Je suis ivre, bien au chaud.

Je suis peut-être énorme,

Si bêtement heureuse

Dans mes bottes en caoutchouc,

A patauger dans ce rouge si beau, à l’écraser.

 

Je suis ici chez moi

Deux fois par jour

J’arpente ma terre, je flaire

Le houx barbare,

Son fer viride et pur,

 

Et le mur des vieux cadavres

Je les aime.

Je les aime comme l’histoire.

Puis les pommes d’or,

Imagine —

 

Imagine mes soixante-dix arbres

Dans une épaisse et funèbre soupe grise

Occupés à retenir leurs balles d’or éclatant,

Leur million

De feuilles métalliques haletantes.

 

Ô amour, ô célibat.

Je suis seule avec moi,

Trempée jusqu’à la taille.

L’or irremplaçable

Saigne et s’assombrit, gorge des Thermopyles.

 

Ariel, p 62 et 63, présentation et traduction de Valérie Rouzeau, Collection Poésie, Editions Gallimard

18/10/2015

L'âme est un souffle, d'Armel Guerne

Francis Gimgembre.jpg

Tableau de Francis Gimgembre. à retrouver sur son site

 

Innocent paysage alangui sous les larmes,
Avec tes bleus attendrissants et incertains
Qui restent suspendus, comme en attente
Sous la crête des verts acides ; avec les mousses
Silencieuses et chagrines, qui rouillent
Sur le bord des chemins ; avec ces lourdes feuilles
Que hante la mélancolie au souvenir 
Des peuples du printemps : quel est ce vent fourchu
Qui vous prend à revers et vous redresse,
Brossant brutalement de beaux étangs de paix ?


 II Suite bénédictineTestament de la perdition, Desclée De Brouwer, 1961 

17/10/2015

Bientôt l'arbre, de René-Louis Cadou

 

 

birch-in-a-forest Klimt.jpg

 Le bouleau dans la forêt - Gustav Klimt

 

 

 

Verdoyante fumée 

Demain je serai l'arbre 

Et pour les oiseaux froids 

La cage fortunée 

  

Les grandes migrations 

Sont parties de ma bouche 

De mes yeux pleins d'épis 

Les éclairs de santé 

  

Je te suis dans l'air bleu 

Flèche douce à la paume 

Bel arbre que j'éveille 

Au bord de mes genoux 

Tronc si blanc qu'il n'est plus 

Qu'une neige attentive 

  

Tu courbes vers le toit 

Tes brandons de lumière 

Ta sève jour et nuit 

Chante dans les gouttières 

  

On te fête déjà 

Dans les rues de villages 

Ainsi qu'une saison 

Inconnue de la terre 

  

Et toi dans les sillons 

Sans borne où les perdrix 

Gaspillent pour la joie 

Des poignées de sel gris 

Tu marches répondant 

De la douceur des pierres. 

  

  

 

René Guy Cadou, Comme un oiseau dans la tête, Livre de poche

16/05/2015

Les couleurs, de Renée Vivien

 

Colleen Wallace Nungari.jpg

 

 

Colleen Wallace Nungurrayi

 

Éloignez de mes yeux les flamboiements barbares
Du Rouge, cri de sang que jettent les fanfares.

Éteignez la splendeur du Jaune, cri de l’or,
Où le soleil persiste et ressurgit encor.

Écartez le sourire invincible du Rose,
Qui jaillit de la fleur ingénument déclose,


Et le regard serein et limpide du Bleu, —
Car mon âme est, ce soir, triste comme un adieu.

Elle adore le charme atténué du Mauve,
Pareil aux songes purs qui parfument l’alcôve.

Et la mysticité du profond Violet,
Plus grave qu’un chant d’orgue et plus doux qu’un reflet.

Versez-lui l’eau du Vert, qui calme le supplice
Des paupières, fraîcheur des yeux de Béatrice.

Entourez-la du rêve et de la paix du Gris,
Crépuscule de l’âme et des chauves-souris.

Le Brun des bois anciens, favorable à l’étude,
Sait encadrer mon silence et ma solitude.

Venez ensevelir mon ancien désespoir
Sous la neige du Blanc et dans la nuit du Noir.

 

 Evocations, Alphonse Lemerre, éditeur, 1903 (pp. 143-144).

15/05/2015

Phrases pour un orage, de Jean Tortel

 

Mark Rothko Sky.jpg

 

 Mark Rothko

                         I

 

Le ciel un peu trop lent pour cette heureuse

Matinée, l’arbre un peu trop

Chargé d’épaisseur tendre.

 

Le jardin transpirait

Au point du jour.

 

Il respire encore.

 

                           II

 

Vogue et scintille

Avant midi

Ce nuage.

 

(Il vient du sud), et nu

Le risque d’un azur

Quand sa blancheur l’éprouve

Dès qu’elle est suscitée.

 

Plus pure si possible

Que lui, touché par elle

Et dénoncé.

 

Ou son langage,

Ou son éclat.

 

                             III

 

On n’est pas heureux

Sous l’azur fragile.

 

En ce jardin je sais je ne sais quoi.

Les feuilles sont un peu plus larges,

Un peu moins vertes que leur nom.

 

L’azur enfante l’ombre

(Le fruit sa pourriture).

 

La terre aborde son silence

Qui l’attendait.

 

[...]

 

Jean Tortel, Relations, Gallimard, 1968, p. 29-31.

12:29 Publié dans Blanc, Vert | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook |  Imprimer | | Pin it! |

05/05/2015

Chant d’un merle captif, de Georg Trakl

 

Truis espedal the-secret-30x30-cm.jpg

 

Truls Espadal, Le secret, Acrylics on canvas, 2010, 30x30 cm

 

 

Souffle obscur dans les branchages verts.

Des fleurettes bleues flottent autour du visage

Du solitaire, du pas doré

Mourant sous l’olivier.

S’envole, à coups d’aile, la nuit.

Si doucement saigne l’humilité,

Rosée qui goutte lentement de l’épine fleurie.
La miséricorde de bras radieux

Enveloppe un cœur qui se brise.

 

 Œuvres complètes, traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972, p. 130.

 
 
 

02/05/2015

Au bord de l'eau verte, de Francis Jammes

 

Michelle Morin.jpg

 "Meadow with Thistle", Michelle Morin 

 

 

Au bord de l’eau verte, les sauterelles 
          sautent ou se traînent, 
ou bien sur les fleurs des carottes frêles 
          grimpent avec peine. 
  
Dans l’eau tiède filent les poissons blancs 
          auprès d’arbres noirs 
dont l’ombre sur l’eau tremble doucement 
          au soleil du soir. 
  
Deux pies qui crient s’envolent loin, très loin, 
          loin de la prairie, 
et vont se poser sur des tas de foin 
          pleins d’herbes fleuries. 
  
Trois paysans assis lisent un journal 
          en gardant les bœufs 
près de râteaux aux manches luisants que 
          touchaient leurs doigts calleux. 
  
Les moucherons minces volent sur l’eau, 
          sans changer de place. 
En se croisant ils passent, puis repassent, 
          vont de bas en haut. 
  
Je tape les herbes avec une gaule 
          en réfléchissant 
et le duvet des pissenlits s’envole 
          en suivant le vent. 
  

        
1889. 
De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, Poésie, Gallimard
 

 

18/04/2015

Fraudeur (extrait) , d'Eugène Savitzkaya

 

Merédith Pardue KapaluaShore.jpg

Meredith Pardue

 

 

 

Mais qu’est-ce qu’un verger sans l’herbe, sans la couleur de l’herbe, sans la douceur de l’herbe, l’herbe à sifflets stridents ou adoucis pour imiter le cri de la poule faisane ? Qu’est-ce qu’un verger sans la fétuque, sans le pissenlit, sans la patience ? l’herbe qui amortit les chutes, l’herbe qui nourrit les lapins et les oies. À chaque brin d’herbe, un vœu : que la mère guérisse, que les prunes soient nombreuses, que le pêcher revive, que les cerises brillent de jus frais, que les jambes de Marie-Claire s’ouvrent et se ferment sur son beau sexe rougi, fesses sur la pierre du seuil de sa maison, qu’apparaisse le chevreuil égaré en plaine, que l’ennemi se détourne, que la truite se laisse prendre dans le barrage de fortune sur le ruisseau limpide du parc du château, que le baron ne survienne pas son fusil à l’épaule quand on est bien au frais sous la cascade dans le trou d’eau, que la neige soit abondante, que le père soit moins brutal, que le brouillard de novembre soit épais sur les champs et que le bois des tombes demeure invisible, que les oies s’envolent enfin et disparaissent dans le ciel, que la rhubarbe soit tendre, que les oreilles des lapins soient douces, que l’été soit chaud, que viennent bien les pivoines blanches et les pivoines rouges, que les branches des cassis soient chargées de baies, que l’école s’arrête, que le trésor soit trouvé près de l’antique glacière du parc du château.

 

Eugène Savitzkaya, Fraudeur, éditions de Minuit, 2015, p. 48-49.

Texte à retrouver également sur le blog de Tristan Hordé litteraturedepartout

 

06/04/2015

Roses du soir, de Renée Vivien

Laurence Amélie.jpg

Tableau de Laurence-Amélie

 

 

Des roses sur la mer, des roses dans le soir,
Et Toi, qui viens de loin, les mains lourdes de roses…
J’aspire ta beauté. Le couchant fait pleuvoir
De fines cendres d’or et des poussières roses…

Des roses sur la mer, des roses dans le soir…

 


Ah ! tes yeux verts où tremble un reflet de feuillages !
L’heure mêle du vin, de la pourpre et du sang
À tes rouges cheveux de Bacchante… Les plages
Brillent, comme un miroir du ciel éblouissant…

Ah ! tes yeux verts, où tremble un reflet de feuillages !…

 

 

Poème de Renée Vivien

 

04/04/2015

La dérivation, de Paul Claudel

Peter Doig.jpg

 Peter Doig.Huile sur toile, 228,8 x 358,4 cm, Musée des beaux-arts du Canada (nº 41147) 

© Peter Doig/Victoria Miro Gallery

 

 

Que d’autres fleuves emportent vers la mer des branches de chêne et la rouge infusion des terres ferrugineuses ; ou des roses avec des écorces de platane, ou de la paille épandue, ou des dalles de glace ; que la Seine, par l’humide matinée de décembre, alors que la demie de neuf heures sonne au clocher de la ville, sous le bras roide des grues démarre des barges d’ordures et des gabarres pleines de tonneaux ; que la rivière Haha à la crête fumante de ses rapides dresse tout à coup, comme une pique sauvage, le tronc d’un sapin de cent pieds, et que les fleuves équatoriaux entraînent dans leur flot turbide des mondes confus d’arbres et d’herbes : à plat ventre, amarré à contre-courant, la largeur de celui-ci ne suffit pas à mes bras et son immensité à mon engloutissement.

Les promesses de l’Occident ne sont pas mensongères ! Apprenez-le, cet or ne fait pas vainement appel à nos ténèbres, il n’est pas dépourvu de délices. J’ai trouvé qu’il est insuffisant de voir, inexpédient d’être debout ; l’examen de la jouissance est de cela que je possède sous moi. Puisque d’un pied étonné descendant la berge ardue j’ai découvert la dérivation ! Les richesses de l’Ouest ne me sont pas étrangères. Tout entier vers moi, versé par la pente de la Terre, il coule.

Ni la soie que la main ou le pied nu pétrit, ni la profonde laine d’un tapis de sacre ne sont comparables à la résistance de cette épaisseur liquide où mon poids propre me soutient, ni le nom du lait, ni la couleur de la rose à cette merveille dont je reçois sur moi la descente. Certes je bois, certes je suis plongé dans le vin ! Que les ports s’ouvrent pour recevoir les cargaisons de bois et de grains qui s’en viennent du pays haut, que les pêcheurs tendent leurs filets pour arrêter les épaves et les poissons, que les chercheurs d’or filtrent l’eau et fouillent le sable : le fleuve ne m’apporte pas une richesse moindre. Ne dites point que je vois, car l’œil ne suffit point à ceci qui demande un tact plus subtil. Jouir, c’est comprendre, et comprendre, c’est compter.

À l’heure où la sacrée lumière provoque à toute sa réponse l’ombre qu’elle décompose, la surface de ces eaux à mon immobile navigation ouvre le jardin sans fleurs. Entre ces gras replis violets, voici l’eau peinte comme du reflet des cierges, voici l’ambre, voici le vert le plus doux, voici la couleur de l’or. Mais taisons-nous : cela que je sais est à moi, et alors que cette eau deviendra noire, je posséderai la nuit tout entière avec le nombre intégral des étoiles visibles et invisibles.

 

Connaissance de l'Est, collection 'Poésie, Gallimard

20/03/2015

Qui passe ainsi par le bois vert, de James Joyce

   

Edouard Vuillard.jpg

 

Édouard Vuillard, Misia dans un bois, 1897-1899, huile sur carton, 42,1 x 56 cm, Paris, collection Anisabelle Berès-Montanari - RMN (musée d’Orsay) / Patrice Schmidt

 

 

 

Qui passe ainsi par le bois vert,
Toute parée par le printemps ?
Qui va par le joyeux bois vert
Le rendre plus joyeux encore ?

 

Suivant au soleil des sentiers
Qui connaissent son pas léger,
Qui passe dans le doux soleil
Avec un port si virginal ?

 

Toutes les allées du sous-bois
Brillent d’un feu tendre et doré —
Pour qui le bois ensoleillé
Revêt-il si riche appareil ?                           

 

Oh, c’est pour mon unique amour
Que les bois vêtent leur richesse,
Oh, c’est pour mon amour, mon bien,
Elle qui est si jeune et belle.

  

  

  

  

                     ♦

  

   

   

   

Who goes amid the green wood

    With springtide all adorning her?

Who goes amid the merry green wood

    To make it merrier?

 

Who passes in the sunlight

    By ways that know the light footfall?

Who passes in the sweet sunlight

    With mien so virginal?

 

The ways of all the woodland

    Gleam with a soft and golden fire  ̶

For whom does all the sunny woodland

    Carry so brave attire?

 

O, it is for my true love

    The woods their rich apparel wear  ̶

O, it is for my own true love,

    That is so young and fair.

 

 

  

  

 

Poèmes, Chamber Music, Pomes Penyeach, Traduit de l'anglais par Jacques Borel, Gallimard, 1979

07/03/2015

Au printemps, de Jacques Roubaud

  

Matisse, the-riverbank-1907.jpg

Henri Matisse, The riverbank, 1907, Offentliche Kunstsammlung, Basel, Switzerland

 

 

Environ le printemps 

(le 21 mars, + ou - x jours 

(x variable - si x est proche de 365 on dit 

« y a plu' d'saizon ! » 

ou bien on dit 

« printemps pourri ! »)) 

  

environ le printemps, disais-je 

les arbres 

n'ont plus pour seul vêtement 

les moineaux 

les feuilles 

reviennent aux arbres 

ou les arbres 

retrouvent leurs feuilles 

ça verdit 

  

depuis quelques temps on les voyait 

hésiter, tâter l'air, 

ausculter les nuages 

regarder leurs voisins du coin de l'œil 

et puis d'un seul coup ça y est 

ils se décident 

  

environ le printemps 

(ce sont les « à feuilles caduques » qui se lancent 

que les Anglais appellent deciduous

à cause de leur esprit de décision 

les « à feuilles persistantes » 

qui n'ont plus rien à décider 

font la gueule 

avec leur pelage sale 

de toutes les années de suie 

urbaine) 

  

sur les arbres 

les bébés feuilles frissonnent 

les petites feuilles tâtonnantes, fragiles, lentement 

déplissées des bourgeons 

la brise     les retient     tendrement     sur leur tiges 

comme dit le powète 

  

oui ! 

les feuilles s'élancent, prolifèrent 

profuses 

les arbres s'étalent, se regardent dans les fontaines 

dans les fenêtres 

dans les flaques 

dans le bleu du ciel 

et voilà 

le printemps est fait 

  

c'est comme ça que ça s'est passé 

cette année-ci (mille neuf cent quatre-vingt -quatorze) 

à Paris 

au jardin des Tuileries 

au jardin du Luxembourg 

au parc Montsouris 

au square des Blancs-Manteaux 

au pied du Sacré-Cœur dans le square Saint-Pierre 

j'ai vérifié 

  

et je n'ai aucune raison de penser 

qu'il en a été différemment 

ailleurs 

  

  

  

  

 

La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le coeur des humains, Gallimard

13/10/2014

Un matin à Neuilly, d'Anna de Noailles

 

Monet les bords de la seine ile de la grande Jatte.jpg

Claude Monet,  Les bors de la Seine, Ile de la Grande Jatte, Huile sur toile, 54 x 65 cm, 1878

 

C'est toujours vous, Printemps, qui me faites du mal…
 – Eau légère où le beau soleil baigne son âme,
La Seine, toute molle et glissante, se pâme
Sous les ponts emmêlés d'azur et de métal.

Tout est sonore, et tout est calme et se repose ;
L'air jouit du matin et d'un si doux état.
Dans le bourg de Neuilly que Pascal visita
Un vert figuier s'avance entre deux maisons roses.

On ne sait pas d'où vient cette triste langueur.
L'azur est de plaisir et de jeunesse humide,
Le silence est luisant et la rue est torride,
Et moi j'ai tout un deuil blanc et bleu dans mon cœur…

Anna de Noailles. Les Éblouissements. 

12/10/2014

Les vrilles de la vigne (extrait), de Colette

Colette, nature, jardin, mauve, noi

Tableau de Claire Basler

 

 

J'appartiens à un pays que j'ai quitté. Tu ne peux empêcher qu'à cette heure s'y épanouisse au soleil toute une chevelure embaumée de forêts. Rien ne peut empêcher qu'à cette heure l'herbe profonde y noie le pied des arbres, d'un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif...

Viens, toi qui l'ignores, viens que je te dise tout bas : le parfum des bois de mon pays égale la fraise et la rose ! Tu jurerais, quand les taillis de ronces y sont en fleurs qu'un fruit mûrit on ne sait où – là-bas, ici, tout près – un fruit insaisissable qu'on aspire en ouvrant les narines. Tu jurerais, quand l'automne pénètre et meurtrit les feuillages tombés, qu'une pomme trop mûre vient de choir, et tu la cherches et tu la flaires, ici, là-bas, tout près...

Et si tu passais, en juin, entre les prairies fauchées, à l'heure où la lune ruisselle sur les meules rondes qui sont les dunes de mon pays, tu sentirais, à leur parfum, s'ouvrir ton cœur. Tu fermerais les yeux, avec cette fierté grave dont tu voiles ta volupté, et tu laisserais tomber ta tête, avec un muet soupir...

Et si tu arrivais, un jour d'été, dans mon pays, au fond d'un jardin que je connais, un jardin noir de verdure et sans fleurs, si tu regardais bleuir, au lointain, une montagne ronde où les cailloux, les papillons et les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux, tu m'oublierais, et tu t'assoirais là, pour n'en plus bouger jusqu'au terme de ta vie.

 

Les vrilles de la vigne, Le livre de Poche