07/03/2024
Cession, d'André du Bouchet
Le vent,
dans les terres sans eau de l’été, nous
quitte sur une lame,
ce qui subsiste du ciel.
En plusieurs fractures, la terre se précise. La terre demeure stable dans le souffle qui nous dénude.
Ici, dans le monde immobile et bleu, j’ai presque atteint ce mur. Le fond du jour est encore devant nous.
Le fond embrasé de la terre. Le fond
et la surface du front,
aplani par le même souffle,
ce froid.
Je me recompose au pied de la façade comme l’air bleu
au pied des labours.
Rien ne désaltère mon pas.
Face de la chaleur, p. 106, Poésie/Gallimard
Tableau de Mark Rothko, Green on Blue (Earth-Green and White), 1956, huile sur toile, 228.6 x 161.3 cm, Collection of The University of Arizona Museum of Art, Tucson, Gift of Edward Joseph Gallagher, Jr. © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023
18:11 Publié dans Bleu | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andré du bouchet, bleu, vent | Facebook | Imprimer | | |
23/02/2024
Le menhir, de Paul Celan
Gris de pierre
qui grandit là.
Silhouette grise, toi qui n’as
pas d’yeux, regard de pierre, avec lequel
la terre devant nous a surgi, humaine,
sur des chemins de bruyère obscure, ou blanche,
le soir, face
à toi, gouffre du ciel.
Du concubiné, brouetté jusqu’ici, s’abîmait
par-delà le dos du cœur. Moulin
de mer moulait.
Claire ailée tu pendais tôt matin
entre pierre et genêt,
petite phalène.
Noires, couleur
de phylactère (*), ainsi étiez-vous,
gousses, vous
aussi en prière.
(*) Lanières de cuir sombre que l’on enroule autour de front et du bras gauche
pour la prière du matin, dans la religion juive traditionnelle.
Traduit de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre
in, Paul Celan : « Choix de poèmes, réunis par l’auteur »
Editions Gallimard (Poésie), 1998
Tableau d'André Masson, 1937, 45 cm x 55,3 cm
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22/02/2024
L'affiche rouge, de Louis Aragon
Vous n'avez réclamé ni gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.
Louis Aragon.
Recueil : Le Roman inachevé (1956)
L'affiche rouge, chantée par Feu! Chatterton lors de la cérémonie au Panthéon du 21 février 2024 en hommage à Missak Manouchian et aux membres du groupe de l'Affiche rouge. Musique Léo Ferré
https://youtu.be/qoDXRtfSCvY?si=vmbT_B3-VfHNWFE3
17/05/2016
Chaleur, d'Anna de Noailles
Henri Matisse, 38 x 46 cm, huile, collection privée
Tout luit, tout bleuit, tout bruit,
Le jour est brûlant comme un fruit
Que le soleil fendille et cuit.
Chaque petite feuille est chaude
Et miroite dans l'air où rôde
Comme un parfum de reine-claude.
Du soleil comme de l'eau pleut
Sur tout le pays jaune et bleu
Qui grésille et oscille un peu.
Un infini plaisir de vivre
S'élance de la forêt ivre,
Des blés roses comme du cuivre.
http://www.annadenoailles.org/bibliographie/poesie/
22:18 Publié dans Bleu, Jaune, Poésie et couleurs, Rose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nature, chaleur, bonheur, anna de noailles, matisse | Facebook | Imprimer | | |
07/05/2016
La vie profonde, d'Anna de Noailles
Alice Baber, 1965, Noble Numbers
Être dans la nature ainsi qu'un arbre humain,
Étendre ses désirs comme un profond feuillage,
Et sentir, par la nuit paisible et par l'orage,
La sève universelle affluer dans ses mains !
Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face,
Boire le sel ardent des embruns et des pleurs,
Et goûter chaudement la joie et la douleur
Qui font une buée humaine dans l'espace !
Sentir, dans son coeur vif, l'air, le feu et le sang
Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre.
- S'élever au réel et pencher au mystère,
Être le jour qui monte et l'ombre qui descend.
Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise,
Laisser du coeur vermeil couler la flamme et l'eau,
Et comme l'aube claire appuyée au coteau
Avoir l'âme qui rêve, au bord du monde assise...
http://www.annadenoailles.org/bibliographie/poesie/
22:10 Publié dans Couleur, Poésie et couleurs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : anna de noailles, alice babe, nature, pourpre | Facebook | Imprimer | | |
21/02/2016
Maya, de Guy Goffette
Silvia Bar-Am, Composition VII, mixed media on panel, 100 x 100 cm, 1982-83
pour Annelise
Tu n’as pas vu monter le rouge
au front des roses ni le soleil emballer
le galop des collines, ni la nuit
te battre à la course en plein midi
Tu n’as senti bleuir le couchant
qu’au froid de la table sur ton ventre
entre seringues et bistouris. Brisée
comme la digue qui retient
nos larmes au pied du pommier,
tu n’as rien su, Maya, du poids
de la terre et de l’effroi des vivants,
toi qui croyais qu’avec tes crocs
tu mettais toutes les collines en fuite.
Psaumes pour le temps qui me dure d'être sans toi, Un manteau de fortune suivi de l'Adieu aux lisières et de Tombeau du Capricorne, P172 Poésie/Gallimard
07:18 Publié dans Art et poésie en couleurs, Bleu, Rouge | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : guy goffette, mort, chagrin, rouge, bleu, silvia bar-am | Facebook | Imprimer | | |
20/02/2016
Quelque chose de mal raconté (extrait), de James Sacré
Marc Léonard, L'âme du chien errant autour de la maison abandonnée - 73 x 100 cm
Le printemps fait venir des couleurs
aux maisons d’un quartier avec des arbres des pelouses
et beaucoup de bleu paraît
l’impression qu’on a c’est un peu comme de passer
dans l'air et du terreau mêlés
à travers des serres bien entretenues très
suffisamment dans la lumière et le neuf d’une saison
on aurait défait les toits et des parois de verre
le bleu qui brille rien qui dise
s’il est un leurre étonnamment vif ou vraiment
la matière comme d’un espace très fin de temps
qu’on bouge sa main ou des mots dedans.
Figures qui bougent un peu et autres poèmes, Quelque chose de mal raconté, p 136 Poésie/Gallimard.
19:21 Publié dans Bleu, Couleur | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, bleu, paysage, marc léonard | Facebook | Imprimer | | |
06/02/2016
Forêt blonde, de Rémy de Gourmont
gerda steiner & jörg lenzlinger : the connection, paul klee centre bern, 2008
Falling Garden by Gerda Steiner and Jörg Lenzlinger
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Mes herbes sont des cils trempés de larmes claires
Et mes liserons blancs s'ouvrent comme des paupières.
Voici les bourraches bleues dont les yeux doux fleurissent
Pareils à des étoiles, à des désirs, à des sourires,
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Mes lierres sont les lourds cheveux et mes viournes
Contournent leurs ourlets, ainsi que des oreilles.
Ô muguets, blanches dents ! églantines, narines !
Ô gentianes roses, plus roses que les lèvres !
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Mes saules ont le profil des tombantes épaules,
Mes trembles sont des bras tremblants de convoitise,
Mes digitales sont les doigts frêles, et les oves
Des ongles sont moins fins que la fleur de mes mauves,
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Mes sveltes peupliers ont des tailles flexibles,
Mes hêtres blancs et durs sont de fermes poitrines
Et mes larges platanes courbent comme des ventres
L'orgueilleux bouclier de leurs écorces fauves,
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Boutons rouges, boutons sanglants des pâquerettes,
Vous êtes les fleurons purs et vierges des mamelles.
Anémones, nombrils ! Pommeroles, aréoles !
Mûres, grains de beauté ! Jacinthes, azur des veines !
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Mes ormes ont la grâce des reins creux et des hanches,
Mes jeunes chênes, la forme et le charme des jambes,
Le pied nu de mes aunes se cambre dans les sources
Et j'ai des mousses blondes, des mystères, des ombres,
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.
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29/01/2016
Cet être devant soi, extrait 2, de Claude Chambard
Encre d'Anne-Flore Labrunie
Le merle a mordu la feuille, déchiré le fruit, le bleu devient noir, les drapeaux de prières éclairent le soir, je vois grandir tes yeux dans la pénombre, j'entends ton souffle régulier, j'entre dans la chambre, les pinceaux sont par terre, l'encre renversée, le papier maculé, derrière le mur blanc tout est noir, le jardin est silencieux, deux corps s'appellent, se cherchent dans cette fin d'été ancien & futur, comment est-ce possible demande l'enfant qui n'est pas né & qui pourtant en sait autant que nous. Je tombe à tes pieds nus, je suis pris de vertige, tu parles de douceur & de silence, tu poses ton pied frais sur ma tempe, à quelle heure le malheur a-t-il commencé demande une voix que nous ne connaissons pas, est-ce la nuit qui parle, ou un ancêtre qui ne peut s'extraire du noir, un trait s'anime sur le papier qui ondule près de ma tête, j'ai perdu mon carnet, je ne sais plus écrire ce soir dis-je, nous sommes nus dans la chambre, derrière le miroir, hors du cadre, hors du tain, tu pénètres mes yeux, j'entre dans ta langue.
Cet être devant soi, encres de Anne-Flore Labrunie, éditions Æncrages &C°, 2012
22:01 Publié dans Blanc, Bleu, Noir | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : claude chambard, anne-flore labrunie, noir, blanc, bleu, amour, écriture | Facebook | Imprimer | | |
16/01/2016
L'hiver qui vient, de Jules Laforgue
Mstislav Dobuzhinsky, 1922
Blocus sentimental ! Messageries du Levant !...
Oh, tombée de la pluie ! Oh ! tombée de la nuit,
Oh ! le vent !...
La Toussaint, la Noël et la Nouvelle Année,
Oh, dans les bruines, toutes mes cheminées !...
D'usines....
On ne peut plus s'asseoir, tous les bancs sont mouillés ;
Crois-moi, c'est bien fini jusqu'à l'année prochaine,
Tant les bancs sont mouillés, tant les bois sont rouillés,
Et tant les cors ont fait ton ton, ont fait ton taine !...
Ah, nuées accourues des côtes de la Manche,
Vous nous avez gâté notre dernier dimanche.
Il bruine ;
Dans la forêt mouillée, les toiles d'araignées
Ploient sous les gouttes d'eau, et c'est leur ruine.
Soleils plénipotentiaires des travaux en blonds Pactoles
Des spectacles agricoles,
Où êtes-vous ensevelis ?
Ce soir un soleil fichu gît au haut du coteau
Gît sur le flanc, dans les genêts, sur son manteau,
Un soleil blanc comme un crachat d'estaminet
Sur une litière de jaunes genêts
De jaunes genêts d'automne.
Et les cors lui sonnent !
Qu'il revienne....
Qu'il revienne à lui !
Taïaut ! Taïaut ! et hallali !
Ô triste antienne, as-tu fini !...
Et font les fous !...
Et il gît là, comme une glande arrachée dans un cou,
Et il frissonne, sans personne !...
Allons, allons, et hallali !
C'est l'Hiver bien connu qui s'amène ;
Oh ! les tournants des grandes routes,
Et sans petit Chaperon Rouge qui chemine !...
Oh ! leurs ornières des chars de l'autre mois,
Montant en don quichottesques rails
Vers les patrouilles des nuées en déroute
Que le vent malmène vers les transatlantiques bercails !...
Accélérons, accélérons, c'est la saison bien connue, cette fois.
Et le vent, cette nuit, il en a fait de belles !
Ô dégâts, ô nids, ô modestes jardinets !
Mon coeur et mon sommeil : ô échos des cognées !...
Tous ces rameaux avaient encor leurs feuilles vertes,
Les sous-bois ne sont plus qu'un fumier de feuilles mortes ;
Feuilles, folioles, qu'un bon vent vous emporte
Vers les étangs par ribambelles,
Ou pour le feu du garde-chasse,
Ou les sommiers des ambulances
Pour les soldats loin de la France.
C'est la saison, c'est la saison, la rouille envahit les masses,
La rouille ronge en leurs spleens kilométriques
Les fils télégraphiques des grandes routes où nul ne passe.
Les cors, les cors, les cors - mélancoliques !...
Mélancoliques !...
S'en vont, changeant de ton,
Changeant de ton et de musique,
Ton ton, ton taine, ton ton !...
Les cors, les cors, les cors !...
S'en sont allés au vent du Nord.
Je ne puis quitter ce ton : que d'échos !...
C'est la saison, c'est la saison, adieu vendanges !...
Voici venir les pluies d'une patience d'ange,
Adieu vendanges, et adieu tous les paniers,
Tous les paniers Watteau des bourrées sous les marronniers,
C'est la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre,
C'est la tisane sans le foyer,
La phtisie pulmonaire attristant le quartier,
Et toute la misère des grands centres.
Mais, lainages, caoutchoucs, pharmacie, rêve,
Rideaux écartés du haut des balcons des grèves
Devant l'océan de toitures des faubourgs,
Lampes, estampes, thé, petits-fours,
Serez-vous pas mes seules amours !...
(Oh ! et puis, est-ce que tu connais, outre les pianos,
Le sobre et vespéral mystère hebdomadaire
Des statistiques sanitaires
Dans les journaux ?)
Non, non ! C'est la saison et la planète falote !
Que l'autan, que l'autan
Effiloche les savates que le Temps se tricote !
C'est la saison, oh déchirements ! c'est la saison !
Tous les ans, tous les ans,
J'essaierai en choeur d'en donner la note.
A retrouver sur http://www.laforgue.org
05:52 Publié dans Blanc, Jaune, Poésie et couleurs, Vert | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jules laforgue, neige, hiver froid, jaune, blanc | Facebook | Imprimer | | |
15/01/2016
Herbe pour herbe (extrait) de Laurent Albarracin
[...]
Les ronces sont difficiles —
on dirait qu’elles sont en végétation
montées en épingles sur elles
leur peine à les extirper
De l’inextricable
on peut extraire l’inextricable —
ce sera toujours un fibreux
jus
L’herbe floute le sol — le hache
doucement — tant il est vrai
comme venu au tout proche
un peu du lointain horizon
Comme l’herbe d’herbe — oui
l’envahi est envahi d’envahi
et le tendre est le plus tendre
au plus dru du tendre
Pour soutenir le bleu du ciel
il n’y a que le bleu du ciel —
ce qui porte est soi-même porté —
l’allégresse est joie de joie
Les nuages sont gros
des plus fins traits
de la pluie — l’herbe est grise
d’herbe
Laurent Albarracin, Herbe pour herbe, Dernier Télégramme, 2015, p. 51-53.
06:19 Publié dans Bleu, Poésie et couleurs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : laurent albarracin, pluie, nuage, jardin | Facebook | Imprimer | | |
10/01/2016
On les voit chaque jour, de Jules Laforgue
Théophile Steinlen, 1908
On les voit chaque jour, filles-mères, souillons,
Béquillards mendiant aux porches des églises,
Gueux qui vont se vêtir à la halle aux haillons,
Crispant leurs pieds bleuis aux morsures des bises ;
Mômes pieds nus, morveux, bohèmes loqueteux,
Peintres crottés, ratés, rêveurs humanitaires
Aux coffres secoués de râles caverneux,
Dans leur immense amour oubliant leurs misères ;
Les rouleurs d'hôpitaux, de souffrance abrutis,
Les petits vieux cassés aux jambes grelottantes
Dont le soleil jamais n'égaye les taudis,
Clignant des yeux éteints aux paupières sanglantes
Et traînant un soulier qui renifle aux ruisseaux;
- Tous, vaincus d'ici-bas, - quand Paris s'illumine,
On les voit se chauffer devant les soupiraux,
Humer joyeusement les odeurs de cuisine,
Et le passant qui court à ses plaisirs du soir
Lit dans ces yeux noyés de lueurs extatiques
Brûlant de pleurs de sang un morceau de pain noir :
Oh! les parfums dorés montant des lèchefrites!
Publié en 1879, Premiers poèmes
07:50 Publié dans Bleu, Noir, Poésie et couleurs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jules laforgue, théophile steinlen, misère, hier, bleu, doré, noir | Facebook | Imprimer | | |
03/01/2016
14 janvier 1887, de Rémy de Gourmont
À Mme B. C.
Couleur de sang, couleur de cardinal,
Couleur de feu, couleur de seigneurie,
Couleur de lèvre et couleur de fanal,
Couleur de rêve et couleur de féerie,
Couleur d'amour : votre Sorcellerie
N'avait besoin de tant pour me charmer ;
Mais, sans regret, sans peur, sans fourberie,
En robe rouge, il faut bien vous aimer.
La soie éclate ainsi qu'un air royal.
Dans sa gloire et dans sa forfanterie,
Et brûle comme un baiser nuptial,
Et brille comme une joaillerie,
Lorsqu'un rayon bleu, gente tricherie,
En l'ombre tiède est venu s'allumer :
Vaincu, l'on dit tout bas : Je vous en prie...
En robe rouge, il faut bien vous aimer.
De l'encensoir, l'encens sacerdotal
Monte et fume, odorante rêverie :
Approchons du tabernacle augustal
Où trône, sous la noble draperie
Et dans la pourpre et dans l'orfèvrerie
Le Saint des Saints. Comment ? C'est blasphémer ?
Mais non, ce n'est rien qu'une allégorie :
En robe rouge, il faut bien vous aimer.
ENVOI
Princesse, un poète, en sa flânerie,
Cisela ce coffret, pour enfermer,
Sous un triple vantail, le cœur qui crie :
En robe rouge, il faut bien vous aimer.
Lettres à Sixtine, FB Editions
(Merci à Françoise Molliere pour cette découverte)
08:29 Publié dans Bleu, Rouge | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rouge, pourpre, bleu, amour rémy de gourmont, catrin welz-stein | Facebook | Imprimer | | |
30/12/2015
Lettre à Anton Peschka, d'Egon Shiele (Extrait 2)
Je dors.
Toutes les mousses viennent à moi et entrelacent, en se fronçant, leur vie dans la mienne. Toutes les fleurs cherchent à me voir, et font vibrer mes sens frémissants. Des floraisons d’un vert oxydé, des fleurs vénéneuses irritables m’emportent dans les hauteurs. Voici que je descends, planant, intact… l’étrange monde. Puis je rêve de chasses sauvages, déchaînées, de rouges champignons pointus, de grands cubes noirs, qui peu à peu s’évanouissent puis, comme par miracle, se remettent à croître, deviennent d’énormes colosses ; je rêve de l’incendie flambant comme un enfer, de la bataille d’étoiles lointaines, jamais regardées, d’yeux gris éternels, de titans précipités, de mille mains qui se tordent comme des visages, de nuages de feu fumants, de millions d’yeux qui me regardent avec bonté, et deviennent blancs, toujours plus blancs, jusqu’à ce que j’entende.
Egon Schiele, catalogue et documentation par Gianfranco Malafarina, Flammarion, octobre 1983
07:57 Publié dans Blanc, Noir, Rouge, Vert | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rêves, creation, egon schiele, emil schumacher | Facebook | Imprimer | | |
25/12/2015
Le matin des étrennes, d'Arthur Rimbaud
Ah ! Quel beau matin, que ce matin des étrennes !
Chacun, pendant la nuit, avait rêvé des siennes
Dans quel songe étrange où l'on voyait joujoux,
Bonbons habillés d’or, étincelants bijoux,
Tourbillonner, danser une danse sonore,
Puis fuir sous les rideaux, puis reparaître encore !
On s'éveillait matin, on se levait joyeux,
La lèvre affriandée, en se frottant les yeux ...
On allait, les cheveux emmêlés sur la tête,
Les yeux tout rayonnants, comme aux grands jours de fête,
Et les petits pieds nus effleurant le plancher,
Aux portes des parents tout doucement toucher ...
On entrait ! ...puis alors les souhaits ... en chemise,
Les baisers répétés, et la gaieté permise !
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22/12/2015
Comme un chant, de Francis Jammes
Ohara Koson, 小原 古邨
À Madame Henri Duparc.
Comme un chant de cloche pour les vêpres douces
s’arrête doucement sur la colline en mousse
près d’une tourterelle aux pattes roses,
mon âme qui chante auprès de vous se pose.
Comme un lis blanc au jardin du vieux presbytère
se parfume doucement par la douceur des pluies,
par votre douceur, qui est une rosée de taillis,
mon âme triste et douce comme un lis s’est parfumée.
Que la cloche, le lis, les pluies, la tourterelle
vous rappellent désormais un enfant un peu amer
qui passa près de vous en laissant tomber
à vos pieds son âme en roses trémières.
05:55 Publié dans Blanc, Rose | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | Imprimer | | |
21/12/2015
Lettre à Anton Peschka , d'Egon Schiele
Egon Schiele, 1916, 110.5 x 141 cm, Wolfgang Gurlitt Museum, Linz, Austria
(Vienne)
Peschka ! […] Je brûle d’envie d’aller dans la forêt de Bohême. Mai, juin, juillet, août, septembre : il faut absolument que je voie quelque chose de nouveau, que je l’explore ; je veux déguster les eaux sombres, voir craquer des arbres, des airs sauvages, regarder ébahi des haies de jardin pourrissantes, y surprendre le foisonnement de la vie, entendre bruire les bouquets de bouleaux, frémir les feuilles ; je veux voir la lumière, le soleil, et savourer les humides vallées du soir au vert bleuissant, épier l’éclat fugace des poissons dorés, voir se former les blancs nuages, je voudrais parler aux fleurs. Scruter l’intimité des brins d’herbe, des hommes au teint rose, parler de dignes vieilles églises, de petites chapelles, je veux parcourir sans trêve des collines verdoyantes, parmi de vastes plaines, je veux baiser la terre, humer les tendres, chaudes fleurs des mousses. Alors je donnerai forme à de belles choses : des champs de couleurs…
Au petit matin, je voudrais revoir le soleil se lever, être libre de regarder la terre respirer, dans la lumière vibrante.
Harmoniser le champs qui respirent joie et beauté avec l’air parfumé de roses. De rudes montagnes aux rondeurs matelassées embrument de vastes lointains… Ô toi, terre odorante, devant nous, sous moi, réveille-moi, fais-moi mûrir comme un fruit au soleil ! Toi, sombre, brune terre poussiéreuse, à la rosée odoriférante, parfumée de fleurs, attirant les senteurs. Épanouis-toi au soleil qui, oui, nous donne tout. Joie ! Lumière sans prix, resplendis !
À l’ouvrage, homme actif ! Sois un fleuve inépuisable. Toi, verte vallée, tu me regardes, une verte atmosphère aquatique t’emplit, toi. De mes yeux mi-clos, je pleure de grosses larmes rouges, quand il m’est donné de te voir. Toi, œil douloureux, tu sens le souffle humide de la forêt. Toi qu’assaillent les senteurs, avec quelle ivresse dois-tu respirer l’haleine divine !
Je pleure en riant, ami, je pense à toi ; mieux, tu es en moi !
Egon Schiele, catalogue et documentation par Gianfranco Malafarina, Flammarion, octobre 1983
12/12/2015
Le rouge-gorge, de Philippe Jaccottet
Rouge-gorge de mon jardin, photo Dominique Hordé
Travaillant au jardin, je vois soudain, à deux pas, un rouge-gorge ; on dirait qu'il veut vous parler, au moins vous tenir compagnie : minuscule piéton, victime toute désignée des chats. Comment montrer la couleur de sa gorge ? Couleur moins proche du rose, ou du pourpre, ou du rouge sang, que du rouge brique ; si ce mot n'évoquait une idée de mur, de pierre, même, un bruit de pierre cassante, qu'il faut oublier au profit de ce qu'il évoquerait aussi de feu apprivoisé, de reflet du feu ; couleur que l'on dirait comme amicale, sans plus rien de ce que le rouge peut avoir de brûlant, de cruel, de guerrier ou de triomphant. L'oiseau porte dans son plumage, qui est couleur de la terre sur laquelle il aime tant à marcher, cette sorte de foulard couleur de feu apprivoisé, couleur de ciel au couchant. Ce n'est presque rien, comme cet oiseau n'est presque rien, et cet instant, et ces tâches, et ces paroles. A peine une braise qui sautillerait, ou un petit porte-drapeau, messager sans vrai message : l'étrangeté insondable des couleurs. Cela ne pèserait presque rien, même dans une main d'enfant.
Et néanmoins, Gallimard, 2001, p. 57.
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23/11/2015
Pour (extraits), de Carol Snow
Paul Cezanne, le fond du ravin, 73 x 54 cm, Musée des Beaux-Arts, Houston, TX, USA
Postures du corps VI
Voulant non seulement l’immobilité des collines
mais une médiation — comme un regain
sur les collines — mur
de silence au-dessus des collines. Moore sculpte une figure
massive en marbre noir : un corps
de femme, couchée, courbée ; une éloquence
d’os, de coquillage,
pierres portées par-delà la contradiction.
Tu t’es arrêtée
au bord de la route, étalement
de collines à mi-distance, quelques maisons. Seules les vertes
étendues du vignoble dans l’entre-deux
semblaient accessibles, c’est-à-dire humaines — question
d’échelle : silence imposant, tel que seules
les collines (également
imposantes) pouvaient reposer.
Cézanne, penché sur sa toile, aurait maîtrisé
cette vue, penses-tu : les bleus et les verts
et les ocres du proche et du lointain, cette posture
précaire de la danse, non le dessin qui unit
le dissemblable, par exemple les corps, mais le maintien
séparé du corps et du terrain, tu étais si
figée, tu pensais que tu pourrais devenir ces collines,
ou bien être née de ces collines
ou bien ton corps
aurait été un modèle pour ces collines.
Carol Snow, Pour, dans Rehauts, n° 35, printemps 2015,traduit de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès, p. 3-4.
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11/11/2015
Un rose mauve dans les hautes herbes, de Rainer Maria RILKE
Photo Julien Martin Hordé
Un rose mauve dans les hautes herbes,
un gris soumis, la vigne alignée ...
Mais au-dessus des pentes, la superbe
d'un ciel qui reçoit, d'un ciel princier.
Ardent pays qui noblement s'étage
vers ce grand ciel qui noblement comprend
qu'un dur passé à tout jamais s'engage
à être vigoureux et vigilant.
Extrait de Quatrains Valaisans, éditeur Fata Morgana
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