23/02/2024
Le menhir, de Paul Celan
Gris de pierre
qui grandit là.
Silhouette grise, toi qui n’as
pas d’yeux, regard de pierre, avec lequel
la terre devant nous a surgi, humaine,
sur des chemins de bruyère obscure, ou blanche,
le soir, face
à toi, gouffre du ciel.
Du concubiné, brouetté jusqu’ici, s’abîmait
par-delà le dos du cœur. Moulin
de mer moulait.
Claire ailée tu pendais tôt matin
entre pierre et genêt,
petite phalène.
Noires, couleur
de phylactère (*), ainsi étiez-vous,
gousses, vous
aussi en prière.
(*) Lanières de cuir sombre que l’on enroule autour de front et du bras gauche
pour la prière du matin, dans la religion juive traditionnelle.
Traduit de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre
in, Paul Celan : « Choix de poèmes, réunis par l’auteur »
Editions Gallimard (Poésie), 1998
Tableau d'André Masson, 1937, 45 cm x 55,3 cm
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22/02/2024
L'affiche rouge, de Louis Aragon
Vous n'avez réclamé ni gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.
Louis Aragon.
Recueil : Le Roman inachevé (1956)
L'affiche rouge, chantée par Feu! Chatterton lors de la cérémonie au Panthéon du 21 février 2024 en hommage à Missak Manouchian et aux membres du groupe de l'Affiche rouge. Musique Léo Ferré
https://youtu.be/qoDXRtfSCvY?si=vmbT_B3-VfHNWFE3
29/01/2016
Cet être devant soi, extrait 2, de Claude Chambard
Encre d'Anne-Flore Labrunie
Le merle a mordu la feuille, déchiré le fruit, le bleu devient noir, les drapeaux de prières éclairent le soir, je vois grandir tes yeux dans la pénombre, j'entends ton souffle régulier, j'entre dans la chambre, les pinceaux sont par terre, l'encre renversée, le papier maculé, derrière le mur blanc tout est noir, le jardin est silencieux, deux corps s'appellent, se cherchent dans cette fin d'été ancien & futur, comment est-ce possible demande l'enfant qui n'est pas né & qui pourtant en sait autant que nous. Je tombe à tes pieds nus, je suis pris de vertige, tu parles de douceur & de silence, tu poses ton pied frais sur ma tempe, à quelle heure le malheur a-t-il commencé demande une voix que nous ne connaissons pas, est-ce la nuit qui parle, ou un ancêtre qui ne peut s'extraire du noir, un trait s'anime sur le papier qui ondule près de ma tête, j'ai perdu mon carnet, je ne sais plus écrire ce soir dis-je, nous sommes nus dans la chambre, derrière le miroir, hors du cadre, hors du tain, tu pénètres mes yeux, j'entre dans ta langue.
Cet être devant soi, encres de Anne-Flore Labrunie, éditions Æncrages &C°, 2012
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10/01/2016
On les voit chaque jour, de Jules Laforgue
Théophile Steinlen, 1908
On les voit chaque jour, filles-mères, souillons,
Béquillards mendiant aux porches des églises,
Gueux qui vont se vêtir à la halle aux haillons,
Crispant leurs pieds bleuis aux morsures des bises ;
Mômes pieds nus, morveux, bohèmes loqueteux,
Peintres crottés, ratés, rêveurs humanitaires
Aux coffres secoués de râles caverneux,
Dans leur immense amour oubliant leurs misères ;
Les rouleurs d'hôpitaux, de souffrance abrutis,
Les petits vieux cassés aux jambes grelottantes
Dont le soleil jamais n'égaye les taudis,
Clignant des yeux éteints aux paupières sanglantes
Et traînant un soulier qui renifle aux ruisseaux;
- Tous, vaincus d'ici-bas, - quand Paris s'illumine,
On les voit se chauffer devant les soupiraux,
Humer joyeusement les odeurs de cuisine,
Et le passant qui court à ses plaisirs du soir
Lit dans ces yeux noyés de lueurs extatiques
Brûlant de pleurs de sang un morceau de pain noir :
Oh! les parfums dorés montant des lèchefrites!
Publié en 1879, Premiers poèmes
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30/12/2015
Lettre à Anton Peschka, d'Egon Shiele (Extrait 2)
Je dors.
Toutes les mousses viennent à moi et entrelacent, en se fronçant, leur vie dans la mienne. Toutes les fleurs cherchent à me voir, et font vibrer mes sens frémissants. Des floraisons d’un vert oxydé, des fleurs vénéneuses irritables m’emportent dans les hauteurs. Voici que je descends, planant, intact… l’étrange monde. Puis je rêve de chasses sauvages, déchaînées, de rouges champignons pointus, de grands cubes noirs, qui peu à peu s’évanouissent puis, comme par miracle, se remettent à croître, deviennent d’énormes colosses ; je rêve de l’incendie flambant comme un enfer, de la bataille d’étoiles lointaines, jamais regardées, d’yeux gris éternels, de titans précipités, de mille mains qui se tordent comme des visages, de nuages de feu fumants, de millions d’yeux qui me regardent avec bonté, et deviennent blancs, toujours plus blancs, jusqu’à ce que j’entende.
Egon Schiele, catalogue et documentation par Gianfranco Malafarina, Flammarion, octobre 1983
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23/11/2015
Pour (extraits), de Carol Snow
Paul Cezanne, le fond du ravin, 73 x 54 cm, Musée des Beaux-Arts, Houston, TX, USA
Postures du corps VI
Voulant non seulement l’immobilité des collines
mais une médiation — comme un regain
sur les collines — mur
de silence au-dessus des collines. Moore sculpte une figure
massive en marbre noir : un corps
de femme, couchée, courbée ; une éloquence
d’os, de coquillage,
pierres portées par-delà la contradiction.
Tu t’es arrêtée
au bord de la route, étalement
de collines à mi-distance, quelques maisons. Seules les vertes
étendues du vignoble dans l’entre-deux
semblaient accessibles, c’est-à-dire humaines — question
d’échelle : silence imposant, tel que seules
les collines (également
imposantes) pouvaient reposer.
Cézanne, penché sur sa toile, aurait maîtrisé
cette vue, penses-tu : les bleus et les verts
et les ocres du proche et du lointain, cette posture
précaire de la danse, non le dessin qui unit
le dissemblable, par exemple les corps, mais le maintien
séparé du corps et du terrain, tu étais si
figée, tu pensais que tu pourrais devenir ces collines,
ou bien être née de ces collines
ou bien ton corps
aurait été un modèle pour ces collines.
Carol Snow, Pour, dans Rehauts, n° 35, printemps 2015,traduit de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès, p. 3-4.
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29/10/2015
Lettre en Novembre, de Sylvia Plath
La balle orange, Silvia Bar-am
Mon amour, le monde
Tourne, le monde se colore. Le réverbère
Déchire sa lumière à travers les cosses
Du cytise ébouriffé à neuf heures du matin.
C’est l’Arctique,
Ce petit cercle noir,
Ses herbes fauves et soyeuses — des cheveux de
bébé.
L’air devient vert, un vert
Très doux et délicieux.
Sa tendresse me réconforte comme un bon édre-
don.
Je suis ivre, bien au chaud.
Je suis peut-être énorme,
Si bêtement heureuse
Dans mes bottes en caoutchouc,
A patauger dans ce rouge si beau, à l’écraser.
Je suis ici chez moi
Deux fois par jour
J’arpente ma terre, je flaire
Le houx barbare,
Son fer viride et pur,
Et le mur des vieux cadavres
Je les aime.
Je les aime comme l’histoire.
Puis les pommes d’or,
Imagine —
Imagine mes soixante-dix arbres
Dans une épaisse et funèbre soupe grise
Occupés à retenir leurs balles d’or éclatant,
Leur million
De feuilles métalliques haletantes.
Ô amour, ô célibat.
Je suis seule avec moi,
Trempée jusqu’à la taille.
L’or irremplaçable
Saigne et s’assombrit, gorge des Thermopyles.
Ariel, p 62 et 63, présentation et traduction de Valérie Rouzeau, Collection Poésie, Editions Gallimard
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16/05/2015
Les couleurs, de Renée Vivien
Éloignez de mes yeux les flamboiements barbares
Du Rouge, cri de sang que jettent les fanfares.
Éteignez la splendeur du Jaune, cri de l’or,
Où le soleil persiste et ressurgit encor.
Écartez le sourire invincible du Rose,
Qui jaillit de la fleur ingénument déclose,
Et le regard serein et limpide du Bleu, —
Car mon âme est, ce soir, triste comme un adieu.
Elle adore le charme atténué du Mauve,
Pareil aux songes purs qui parfument l’alcôve.
Et la mysticité du profond Violet,
Plus grave qu’un chant d’orgue et plus doux qu’un reflet.
Versez-lui l’eau du Vert, qui calme le supplice
Des paupières, fraîcheur des yeux de Béatrice.
Entourez-la du rêve et de la paix du Gris,
Crépuscule de l’âme et des chauves-souris.
Le Brun des bois anciens, favorable à l’étude,
Sait encadrer mon silence et ma solitude.
Venez ensevelir mon ancien désespoir
Sous la neige du Blanc et dans la nuit du Noir.
Evocations, Alphonse Lemerre, éditeur, 1903 (pp. 143-144).
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02/05/2015
Au bord de l'eau verte, de Francis Jammes
"Meadow with Thistle", Michelle Morin
Au bord de l’eau verte, les sauterelles
sautent ou se traînent,
ou bien sur les fleurs des carottes frêles
grimpent avec peine.
Dans l’eau tiède filent les poissons blancs
auprès d’arbres noirs
dont l’ombre sur l’eau tremble doucement
au soleil du soir.
Deux pies qui crient s’envolent loin, très loin,
loin de la prairie,
et vont se poser sur des tas de foin
pleins d’herbes fleuries.
Trois paysans assis lisent un journal
en gardant les bœufs
près de râteaux aux manches luisants que
touchaient leurs doigts calleux.
Les moucherons minces volent sur l’eau,
sans changer de place.
En se croisant ils passent, puis repassent,
vont de bas en haut.
Je tape les herbes avec une gaule
en réfléchissant
et le duvet des pissenlits s’envole
en suivant le vent.
07:17 Publié dans Blanc, Noir, Poésie et couleurs, Vert | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : francis jammes, michelle morin, nature blanc, noir, vert | Facebook | Imprimer | | |
04/04/2015
La dérivation, de Paul Claudel
Peter Doig.Huile sur toile, 228,8 x 358,4 cm, Musée des beaux-arts du Canada (nº 41147)
© Peter Doig/Victoria Miro Gallery
Que d’autres fleuves emportent vers la mer des branches de chêne et la rouge infusion des terres ferrugineuses ; ou des roses avec des écorces de platane, ou de la paille épandue, ou des dalles de glace ; que la Seine, par l’humide matinée de décembre, alors que la demie de neuf heures sonne au clocher de la ville, sous le bras roide des grues démarre des barges d’ordures et des gabarres pleines de tonneaux ; que la rivière Haha à la crête fumante de ses rapides dresse tout à coup, comme une pique sauvage, le tronc d’un sapin de cent pieds, et que les fleuves équatoriaux entraînent dans leur flot turbide des mondes confus d’arbres et d’herbes : à plat ventre, amarré à contre-courant, la largeur de celui-ci ne suffit pas à mes bras et son immensité à mon engloutissement.
Les promesses de l’Occident ne sont pas mensongères ! Apprenez-le, cet or ne fait pas vainement appel à nos ténèbres, il n’est pas dépourvu de délices. J’ai trouvé qu’il est insuffisant de voir, inexpédient d’être debout ; l’examen de la jouissance est de cela que je possède sous moi. Puisque d’un pied étonné descendant la berge ardue j’ai découvert la dérivation ! Les richesses de l’Ouest ne me sont pas étrangères. Tout entier vers moi, versé par la pente de la Terre, il coule.
Ni la soie que la main ou le pied nu pétrit, ni la profonde laine d’un tapis de sacre ne sont comparables à la résistance de cette épaisseur liquide où mon poids propre me soutient, ni le nom du lait, ni la couleur de la rose à cette merveille dont je reçois sur moi la descente. Certes je bois, certes je suis plongé dans le vin ! Que les ports s’ouvrent pour recevoir les cargaisons de bois et de grains qui s’en viennent du pays haut, que les pêcheurs tendent leurs filets pour arrêter les épaves et les poissons, que les chercheurs d’or filtrent l’eau et fouillent le sable : le fleuve ne m’apporte pas une richesse moindre. Ne dites point que je vois, car l’œil ne suffit point à ceci qui demande un tact plus subtil. Jouir, c’est comprendre, et comprendre, c’est compter.
À l’heure où la sacrée lumière provoque à toute sa réponse l’ombre qu’elle décompose, la surface de ces eaux à mon immobile navigation ouvre le jardin sans fleurs. Entre ces gras replis violets, voici l’eau peinte comme du reflet des cierges, voici l’ambre, voici le vert le plus doux, voici la couleur de l’or. Mais taisons-nous : cela que je sais est à moi, et alors que cette eau deviendra noire, je posséderai la nuit tout entière avec le nombre intégral des étoiles visibles et invisibles.
Connaissance de l'Est, collection 'Poésie, Gallimard
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18/03/2015
Dans la forêt, de Germain Nouveau
Dans la forêt étrange c’est la nuit ;
C’est comme un noir silence qui bruit ;
Dans la forêt, ici blanche et là brune,
En pleurs de lait filtre le clair de lune.
Un vent d’été, qui souffle on ne sait d’où,
Erre en rêvant comme une âme de fou ;
Et, sous des yeux d’étoile épanouie,
La forêt chante avec un bruit de pluie.
Parfois il vient des gémissements doux
Des lointains bleus pleins d’oiseaux et de loups ;
Il vient aussi des senteurs de repaires ;
C’est l’heure froide où dorment les vipères,
L’heure où l’amour s’épeure au fond du nid
Où s’élabore en secret l’aconit ;
Où l’être qui garde une chère offense,
Se sentant seul et loin des hommes, pense.
- Pourtant la lune est bonne dans le ciel
Qui verse, avec un sourire de miel,
Son âme calme et ses pâleurs amies
Au troupeau roux des roches endormies.
23:21 Publié dans Blanc, Bleu, Noir, Poésie et couleurs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lune, noir, été, parfums, forêt, nuit, germain nouveau, ohara koson | Facebook | Imprimer | | |
28/02/2015
En forêt, de Germain Nouveau
Paul Klee, Tropische Dämmerung, 33.5 x 23 cm, 1921
Dans la forêt étrange, c'est la nuit ;
C'est comme un noir silence qui bruit ;
Dans la forêt, ici blanche et là brune,
En pleurs de lait filtre le clair de lune.
Un vent d'été, qui souffle on ne sait d'où,
Erre en rêvant comme une âme de fou ;
Et, sous des yeux d'étoile épanouie,
La forêt chante avec un bruit de pluie.
Parfois il vient des gémissements doux
Des lointains bleus pleins d'oiseaux et de loups ;
Il vient aussi des senteurs de repaires ;
C'est l'heure froide où dorment les vipères,
L'heure où l'amour s'épeure au fond du nid,
Où s'élabore en secret l'aconit ;
Où l'être qui garde une chère offense,
Se sentant seul et loin des hommes, pense.
— Pourtant la lune est bonne dans le ciel,
Qui verse, avec un sourire de miel,
Son âme calme et ses pâleurs amies
Au troupeau roux des roches endormies.
L'Amour de l'amour, Choix et présentation par Jacques Brenner, La Différence, 1992
08:16 Publié dans Blanc, Bleu, Noir | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : roux, brun, germain nouveau, forêt, nuit, arbres, paul klee | Facebook | Imprimer | | |
21/02/2015
A la tombée du jour en Novembre, de Thomas Hardy
En hommage à Pierre-Marie Ziegler
Tableau de Pierre-Marie Ziegler
La lumière de dix heures tombe,
Et un oiseau captif vole,
Là où les pins, comme des valseurs qui attendent,
Relèvent leurs têtes noires.
Des feuilles de hêtre, qui colorent de jaune l’heure de midi,
Flottent aériennes comme des taches sur l’œil ;
J’ai planté chaque arbre au printemps de ma vie,
Et maintenant ils obscurcissent le ciel
Et les enfants qui flânent par ici
Croient qu’il n’a jamais été
De temps où il ne poussait ici aucun de ces grands arbres,
Que l’on ne verra plus un jour.
Thomas Hardy, Poésies, édition bilingue, traduit par Marie-Hélène Gourlaouen et Bernard Géniès, éditions Les Formes du Secret, 1980, p. 73.
Tableau de Pierre-Marie Ziegler (1950/2013) qui après avoir planté les arbres de son jardin les a peints jusqu'à sa mort le 14 mai 2013.
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14/12/2014
Le village à midi, de Francis Jammes
Odilon Redon, technque mixte, 185 x 249.5 cm, Musée d'Orsay,
À Ernest Caillebar.
Le village à midi. La mouche d’or bourdonne
entre les cornes des bœufs.
Nous irons, si tu le veux,
Si tu le veux, dans la campagne monotone.
Entends le coq… Entends la cloche… Entends le paon…
Entends là-bas, là-bas, l’âne…
L’hirondelle noire plane,
Les peupliers au loin s’en vont comme un ruban.
Le puits rongé de mousse ! Écoute sa poulie
qui grince, qui grince encor,
car la fille aux cheveux d’or
tient le vieux seau tout noir d’où l’argent tombe en pluie.
La fillette s’en va d’un pas qui fait pencher
sur sa tête d’or la cruche,
sa tête comme une ruche,
qui se mêle au soleil sous les fleurs du pêcher.
Et dans le bourg voici que les toits noircis lancent
au ciel bleu des flocons bleus ;
et les arbres paresseux
à l’horizon qui vibre à peine se balancent.
Recueil : "De l'Angélus de l'aube à l'Angélus du soir", Poésie/Gallimard
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07/12/2014
Eloge du lointain, de Paul Celan
August Strindberg, (1849-1912) Packis in Stranden (huile sur toile, 1892)
Dans la source de tes yeux
vivent les nasses des pêcheurs de la mer délirante.
Dans la source de tes yeux
la mer tient sa parole.
J´y jette,
coeur qui a séjourné chez les humains,
les vêtements que je portais et l´éclat d´un serment :
Plus noir au fond du noir, je suis plus nu.
Je ne suis, qu´une fois rénégat, fidèle.
Je suis toi, quand je suis moi.
Dans la source de tes yeux
Je dérive et rêve de pillage.
Une nasse a capturé dans ses mailles une nasse :
nous nous séparons enlacés.
Dans la source de tes yeux
un pendu étrangle la corde.
Paul Celan, Choix de poèmes, traduction Jean-Pierre Lefebvre, Poésie/Gallimard
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25/10/2014
La lettre, de Marina Tsvetaeva
The Three Ages of Man and Death" de Hans Baldung Grien (peinture à l'huile, 1539, Prado Museum, Madrid)
On ne guette pas les lettres
Ainsi - mais la lettre.
Un lambeau de chiffon
Autour d'un ruban
De colle. Dedans - un mot.
Et le bonheur. - C'est tout.
On ne guette pas le bonheur
Ainsi - mais la fin :
Un salut militaire
Et le plomb dans le sein -
Trois balles. Les yeux sont rouges.
Que cela. - C'est tout.
Pour le bonheur - je suis vieille !
Le vent a chassé les couleurs !
Plus que le carré de la cour
Et le noir des fusils...
Pour le sommeil de mort
Personne n'est trop vieux.
Que le carré de l'enveloppe
Traduction Pierre Leon et Eve Mallleret. Recueil « Le ciel brûle (suivi de tentative de jalousie) » éditions poésie/Gallimard
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21/10/2014
Lien Mortel,d'Alejandra Pizarnik
Tableau de Marc Léonard
Paroles émises par une pensée en guise de planche de sauvetage. Faire l’amour à l’intérieur de notre étreinte alluma une lumière noire : l’obscurité se mit à briller. C’était la lumière retrouvée, éteinte doublement mais d’une certaine façon plus vive que mille soleils. La couleur du mausolée enfantin, la couleur mortuaire des désirs contenus s’ouvrit dans la chambre sauvage. Le rythme des corps cachait le vol des corbeaux. Le rythme des corps creusait un espace de lumière à l’intérieur de la lumière
Alejandra Pizarnik, Œuvre poétique, traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle et Claude Couffon, édition préparée par Silvia Baron Supervielle, Actes Sud, 2005 (collection Le Cabinet de lecture d’Alberto Manguel), p. 243
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12/10/2014
Les vrilles de la vigne (extrait), de Colette
Tableau de Claire Basler
J'appartiens à un pays que j'ai quitté. Tu ne peux empêcher qu'à cette heure s'y épanouisse au soleil toute une chevelure embaumée de forêts. Rien ne peut empêcher qu'à cette heure l'herbe profonde y noie le pied des arbres, d'un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif...
Viens, toi qui l'ignores, viens que je te dise tout bas : le parfum des bois de mon pays égale la fraise et la rose ! Tu jurerais, quand les taillis de ronces y sont en fleurs qu'un fruit mûrit on ne sait où – là-bas, ici, tout près – un fruit insaisissable qu'on aspire en ouvrant les narines. Tu jurerais, quand l'automne pénètre et meurtrit les feuillages tombés, qu'une pomme trop mûre vient de choir, et tu la cherches et tu la flaires, ici, là-bas, tout près...
Et si tu passais, en juin, entre les prairies fauchées, à l'heure où la lune ruisselle sur les meules rondes qui sont les dunes de mon pays, tu sentirais, à leur parfum, s'ouvrir ton cœur. Tu fermerais les yeux, avec cette fierté grave dont tu voiles ta volupté, et tu laisserais tomber ta tête, avec un muet soupir...
Et si tu arrivais, un jour d'été, dans mon pays, au fond d'un jardin que je connais, un jardin noir de verdure et sans fleurs, si tu regardais bleuir, au lointain, une montagne ronde où les cailloux, les papillons et les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux, tu m'oublierais, et tu t'assoirais là, pour n'en plus bouger jusqu'au terme de ta vie.
Les vrilles de la vigne, Le livre de Poche
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10/10/2014
Aujourd'hui, d'Alain Veinstein
Sculpture de Mårten Medbo
Encore une approche manquée...
Trop de mots, décidément,
trop de mots tonitruants.
La terre, jusqu'à nouvel ordre,
n'a rien d'un théâtre
où se déploie le merveilleux.
Seul le froid s'invite dans l'air,
s'infiltre, se resserre,
épaissit le silence.
Il m'accompagne depuis l'enfance
ce silence glacé
dans le calme accablant
du noir.
Alain Veinstein, Voix seule, Seuil, 2011, p. 139
21:26 Publié dans Noir | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mårten medbo, alain veinstein, silence, solitude | Facebook | Imprimer | | |
05/10/2014
L'automne du solitaire, de Georg Trakl
Feuillage d'Automne d'Aurel Cojan.
L’automne sombre s’installe plein de fruits et d’abondance,
Éclat jauni des beaux jours d’été.
Un bleu pur sort d’une enveloppe flétrie ;
Le vol des oiseaux résonne de vieilles légendes.
Le vin est pressé, la douce quiétude
Emplie par la réponse ténue à des sombres questions.
Et, ici et là, une croix sur la colline désolée ;
Un troupeau se perd dans la forêt rousse.
Le nuage émigre au-dessus du miroir de l’étang ;
Le geste posé du paysan se repose.
Très doucement l’aile bleue du soir touche
Un toit de paille sèche, la terre noire.
Bientôt des étoiles nichent dans les sourcils de l’homme las ;
Dans les chambres glacées s’installe un décret silencieux
Et des anges sortent sans bruit des yeux bleus
Des amants, dont la souffrance se fait plus douce.
Le roseau murmure ; assaut d’une peur osseuse
Quand la rosée goutte, noire, des saules dépouillés.
Georg Trakl, Œuvres complètes, traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972, p. 107.
07:11 Publié dans Art et poésie en couleurs, Bleu, Jaune, Noir | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : automne, solitude, georg trakl, aurel cojan | Facebook | Imprimer | | |